mardi 23 décembre 2008

TOME 6 : Tintin et les Clochards Célestes

TOME 6 : Tintin et les Clochards Célestes
lettre du 19 novembre 2006


Découvrez Django Reinhardt!


J'ai récidivé, la concordance des temps ne sera pas respectée dans cette lettre.
Je demande l'absolution auprès de l'Académie Française.
Saint V.G.E, priez pour nous.
Attention, le dernier paragraphe comporte une envolée lyrique, et si tu ne sais pas ce qu'est un clochard céleste, demande à Kerouac.


J'ai rencontré Jimmy et Trinn un dimanche soir dans un bar souterrain de Kitaï-Gorod, le même dont j'ai déjà parlé dans un épisode précédent. Après un après-midi passé à bavarder, traînailler et boire du thé dans la chambre de Fabienne et Fanny, j'avais retrouvé Lisa et Paula sur la ligne circulaire (l'ai-je déjà dit ? il y a à Moscou une ligne de métro circulaire qui relie toutes les autres lignes entre elles) et nous avions pris la direction du quartier chinois pour nous repaître de kebabs au poulet, de bière et de bonne musique. Nous nous sommes bien sûr perdus dans ce quartier en pente, où les rues sont aussi peu éclairées que les pensées d'un électeur moyen du Front National. Nous étions pourtant tous déjà venu, mais Ogui est un bar vraiment bien caché. Durant la demi-heure que nous avons passée à chercher la bonne rue, Lisa m'a expliqué qu'un ami anglais qu'elle avait rencontré en Finlande était arrivé à Moscou dans la journée et qu'il passerait sûrement dans la soirée. Il semblerait que tous les jeunes étrangers qui ont passé quelque temps à Moscou et qui ont goûté à la vrai vie moscovite connaissent l'Ogui, et Jimmy y avait déjà fait un concert quelques années plus tôt. Il connaissait le chemin lui... Nous avons fini par le trouver également.

Quand nous sommes arrivés dans le bar, un groupe de Rockeurs Allemands quadragénaires faisait danser le public sur un mélange de vieux Rock des sixties et de gros Punk-Rock bien bruyants. Après quelques chansons (nous sommes arrivés vers la fin du concert), ils ont terminé leur prestation sur une version punk de "Ça plane pour moi", pendant qu'un jeune Russe bourré essayait de parler français pour me dire à quel point il trouvait les Françaises plus jolies que les Russes. C'est marrant, quand j'ai quitté la France, tous les français me parlaient des petites russes comme des plus belles... Passons. Jimmy et Trinn sont arrivés juste après le concert. Jimmy, un grand Londonien, possédait une barbe brune extrêmement fournie et rasée au menton, et je lui ai tout de suite trouvé une forte ressemblance avec Wolverine, le X-Men aux grandes griffes. Il m'expliqua en fait qu'il venait de se raser pour ressembler à Pouchkine... J'ai comparé plus tard son visage et celui de l'écrivain Russe, et la ressemblance est effectivement frappante. Chacun ses références, non ? Après avoir traversé l'Europe en plusieurs mois (avec une escale en Suède où il avait rencontré Lisa) il avait atterri en Estonie, et emporté Trinn dans ses bagages, l'arrachant aux mains d'un petit ami parait-il peu recommandable.

Le bar Ogui est divisé en plusieurs pièces : l'antichambre, le vestiaire, la librairie, le couloir aux fauteuils, ainsi que deux grandes salles où sont servies les commandes. La plus grande des deux salles accueille les concerts sur une petite scène, et les consommations y sont servies au bar pendant les concerts. C'est la plus animée des deux salles. L'autre est plus confortable, on y passe de la musique en fond sonore, il y a une immense bibliothèque débordant de bouquins, et les consommations sont portées aux tables par des serveurs parfois quelque peu francophones. Nous nous sommes installés ensemble dans cette salle (Lisa, Paula, Trinn, Jimmy et moi-même), et après quelques secondes de présentations et d'ébauches de conversations, Jimmy et Trinn ont sorti leurs instruments (une guitare pour Trinn, une clarinette pour Jimmy) avec la ferme intention de jouer immédiatement. La barmaid n'était pas réellement d'accord, mais un client (qui avait payé à sa tablée un certain nombre de tournées) finit par lui faire entendre raison: "Laissez les jouer au moins un morceau, si ça ne plaît a personne, ils rangeront leurs binious !". Let's begin with a french song : "Nuages". Et là ça commence à swinguer sévèrement. À la fin du morceau, la barmaid n'avait pas vraiment le choix : ces deux là vont jouer une bonne partie de la soirée. Ils ont enchaîné à partir de ce moment une dizaine de standards de jazz, la plupart de Django Reinhardt, tandis que l'assistance tapait le rythme avec tout et n'importe quoi, tout en remplissant le chapeau des musiciens de liasses de billets (ce n'est pas une façon de parler, ici on joue au Monopoly tous les jours, car les billets qui ont le moins de valeur valent dix roubles, soit moins de trente centimes d'euro, et on se retrouve en permanence avec le portefeuille plein à ras bord de papier monnaie). Au bout de quelques temps, la barmaid mit le ho-là, rebrancha la chaîne hi-fi et demanda à nos musiciens de bien vouloir se rasseoir. Mais à l'Ogui, on préfère la musique live, et le client qui avait convaincu la trouble fête repartit à l'assaut, soudoyant les serveurs jusqu'à ce que les musiciens reprennent là où ils s'étaient arrêtés. Et la fête reprit de plus belle, jusqu'à ce que les musiciens se retrouvent à court de nouveaux morceaux.

Jimmy et Trinn ont alors commencé à nous raconter leur périple. Jimmy était parti de je ne sais où avec une troupe de comédiens et musiciens, qui arpentait l'Europe sur de drôles de bicyclettes fabriqués à partir de cadavres de plusieurs vélos, engins à deux ou trois roues, à plusieurs selles ou à deux étages, et qui jouait dans les rues pour gagner de quoi continuer leur voyage. En Estonie, il avait rencontré une bande de musiciens -dans laquelle jouait Trinn- et les avait rejoint pour quelques temps. Puis une chose en entraînant une autre, il avait dérobé Trinn à son petit ami de l'époque. Ils avaient rencontré là-bas quelques autres musiciens, dont quelques uns de passage en Europe vivaient le reste du temps à Pékin, où ils exerçaient la profession de musiciens de rue. Ces Pékinois leurs avaient lancé une invitation : "Pourquoi ne pas venir avec nous à Pékin quelques mois ?", à laquelle Jimmy et Trinn avaient bien sûr répondu par l'affirmative. Normal, quoi...

Et les voici à Moscou, en chemin vers la Chine, de passage pour quelques jours, le temps de voir quelques amis et d'acheter une place dans le Transmongolien, ce train qui relie Moscou à Pékin en quelques jours. Le voyage était financé par tous les chapeaux qu'ils avaient remplis en jouant dans les rues, les bars, les trains, les couloirs et les rames de métro. La fête battit son plein jusqu'au milieu de la nuit, les conversations furent interrompues par un Russe saoul comme un Polonais qui avait perdu son saxophone dans la journée, et par un keupon teuton, le chanteur du groupe qui avait joué avant Jimmy et Trinn, tous deux ayant bien aimé jouer avec nos célestes visiteurs. Vers quatre heures du matin, les filles passèrent dans l'autre salle pour se trémousser sur de la Pop russe tandis que Jimmy et moi restions assis face à une énième pinte. Pas tant de choses à se dire, mais une intimité était déjà installée. J'invite Jimmy à rester dormir avec Trinn chez moi (j'ai un lit en rab) plutôt que de dormir par terre dans la piaule de Lisa. Nous sommes partis peu de temps après, tendant le bras pour arrêter une voiture (trois voitures se sont arrêtées instantanément et nous avons choisi le chauffeur le moins cher : 200 roubles pour mener cinq personnes de l'autre coté de la ville, voilà qui est bon marché. En arrivant à l'Obchaga, il faut sonner, car il y a théoriquement un couvre-feu à minuit, dont les gardes se soucient comme de leurs premières chemisovs. Petit battement : le garde laissera-t-il entrer ces étrangers dans l'Obchaga, au milieu de la nuit ? Ah, oui. Très bien. Nous trouvâmes des draps pour nos invités, et après un dernier thé, tout le monde s'écroula du sommeil du juste qui a avalé quelques bières.

Le lendemain matin, vers 13 h, nous sommes partis Jimmy, Trinn, Lisa et moi à la découverte de Moscou, après une visite éclair de Fabienne et Fanny - qui étaient rentrées dans l'Obchaga comme dans un moulin -. Nous nous sommes promenés des heures dans la ville, que Trinn ne connaissait pas, le tout par un froid de cinq degrés (ici, quand on dit "un froid de cinq degrés", cela signifie bien sûr moins cinq, et l'hiver quand on dit "quinze degrés" il y a un "moins" sous entendu) et les pieds dans la neige. Après avoir vu tout le centre, deux églises orthodoxes, où l'odeur d'encens et de cire est si forte, et les icônes si belles qu'on ne peut que se sentir apaisé, nous avons par le plus grand des hasard rencontré Paula, que nous n'avions pas trouvée à l'Obchaga. Vers six heures du soir, ils sont partis vers la campagne moscovite où un ami les attendait, tandis que nous avons regagné nos pénates, nous reposant un peu pour la semaine qui commençait. (Pour ceux qui ont bien suivi, nous sommes donc partis nous balader un lundi, mais il se trouve qu'ici aussi on a des jours fériés).

Je les ai croisés quelques jours plus tard dans une rame de métro, où ils jouaient pour payer leur billet de train. À leur manière ils ont mis une certaine ambiance dans ce métro aussi terne que le métro moyen. On s'est dit au revoir, à bientôt, bonne chance ! Ils sont en ce moment entre Europe et Asie dans le Transmongolien, partis pour Dieu sait combien de temps, histoire de jouer du jazz dans les rues de Pékin avec d'autres clochards célestes rencontrés en chemin.

TOME 5 : L'auberge bolchevique

TOME 5 : L'auberge bolchevique
Lettre du 12 novembre 2006 également

Peut-être est-ce une poussée de communautarisme, peut-être est-ce un instinct de survie, ou peut-être est-ce le choix de la facilité, toujours est-il qu'à quelques minces exceptions près, tous les gens avec qui je me suis lié d'amitié à Moscou ne sont pas d'ici. À l'Obchaga, les gens que je commence à réellement connaître sont Alex (un Espagnol), Anastasia (une Grecque), Lisa (une Italienne) et Paula (qui, comme son nom méridional l'indique, est Hollandaise), autant dire la totalité des étudiants étrangers de l'école de cirque. Si je fais partie des vétérans parmi les élèves de l'école (les élèves finissent la formation autour de 18 ans), je suis le plus jeune des expatriés, puisque Alex et Anastasia ont 22 ans, Lisa 24 et Paula 31. Malgré toutes les différences qu'il y a entre nous, nous avons un point commun non négligeable en ces terres étrangères : l'anglais, que peu (ou prou) de Russes maîtrisent suffisamment pour soutenir une conversation de plus de quelques secondes. Hors de l'Obchaga je connais donc Fabienne, Caluirarde mais instruite dans des établissements scolaires Croix-Roussiens, Fanny sa colocataire, Haute Savoyarde mais francophone, et Juan son voisin, étudiant mexicain mais élève de Lyon III depuis quelques années.

Si chez eux on parle français, il en va différemment dans mon Obchegitié : bien que nous parlions tous anglais, chacun utilise dès qu'il peut la langue qui lui est la plus familière. Alex et Anastasia parlent en espagnol entre eux, ainsi qu'avec Paula qui a vécu à Grenade. Avec Lisa et moi, ils parlent anglais. Paula et moi parlons en français puisque le père de Paula enseigne la langue de Molière et des 2be3 dans les lycées hollandais, et qu'il lui en a appris les rudiments. Lisa et Paula parlent anglais, et je parle également en anglais avec ladite Lisa, bien que je me permette de temps en temps de lui parler français, langue qu'elle comprend mieux qu'elle ne la parle. Ajoutons à cela que Lisa possède quelques rudiments d'espagnol, Alex quelques bases de grec, que je connais un certain nombre de jurons en espagnol et que nous apprenons tous le russe, il en découle une confusion des langages qui nous emmène à rarement terminer une phrase dans la langue où on l'a commencée. Autant vous dire que c'est un sacré bordel, et qu'il arrive fréquemment qu'on s'adresse aux autres dans une langue qui leur est totalement inconnue. J'ai éssayé rien que pour voir de parler grec ancien avec Anastasia en réveillant de vieux souvenirs du lycée et croyez le ou non, elle m'a bien rit au nez. A priori, pour elle c'est comme si un serbo-croate venait me voir pour me parler latin...

Ajoutons à cela que les Russes ne sont pas très évidents à aborder: outre la barrière de la langue, les relations entre Russes sont très formelles, et cela ne se fait pas d'engager la conversation avec quelqu'un à qui on n'a pas été réellement présenté. Après cela, les choses sont plus évidentes mais ce premier pas n'est pas toujours évident à franchir, et peu d'autochtones font l'effort d'accueillir spontanément les nouveaux venus. À une exception près en fait... Les douches. Les douches de l'Obchaga étant communes (pas communes comme en Cité U, plutôt comme des douches de stade, huit pommes de douches pendues au plafond dans une pièce de 15m2 et mixtes, ce qui entraîne certaines difficultés du point de vue logistique), le coté formel et officiel des présentations disparaît une fois qu'on se retrouve tous nus comme des vers. Ainsi la quasi totalité des Russes que je connais sont des gens à qui j'ai serré la main pour la première fois lorsque j'étais couvert de savon. Je salue également quelques Russes vivant à l'Obchégitié de Fabienne, mais je les ai rencontrés lors d'une soirée fortement alcoolisée où les barrières protocolaires (ainsi que linguistiques...) avaient disparues pour quelques heures. Je connais peu de filles, tout d'abord parce qu'il est évidemment impossible de rencontrer sous la douche des personnes du sexe opposé, et ensuite parce que le concept d'amitié entre hommes et femmes fait partie de ces choses qui n'existent pas en Russie, ce qui fait que depuis deux mois tous les voisins de Fabienne se demandent si Juan sort avec elle ou avec Fanny (voir avec les deux ?) uniquement parce que ceux-ci passent beaucoup de temps ensemble. Je ne connais en fait qu'une seule représentante de la gent féminine moscovite : Nastia, la colocataire de Lisa, à qui j'ai bien sûr été officiellement présenté. Comme ici on ne se fait pas la bise, nous nous sommes cordialement serré la main après lesdites présentations.

Autant dire que la bande des Européens s'est crée d'elle-même et en bien peu de temps. La cuisine est très vite devenue notre lieu de réunion, mais comme il est impossible de manger dans cette pièce, les repas se passent généralement dans ma chambre, puisque je suis le seul à posséder une chambre rien que pour moi, ainsi qu'un grand fauteuil, antédiluvien mais confortable, et que le détecteur de fumée étant en panne, on peut y fumer sans craindre une alerte générale. De plus, à part Lisa qui est arrivée il y a plusieurs mois, nous sommes tous arrivés dans la même semaine, aussi nous découvrons en même temps les moeurs locales. Nous sommes tous autant perdus dès que nous sortons du quartier de l'école, nous découvrons ensemble tout un tas de choses plus ou moins agréables : la gastronomie locale, les taxis clandestins (comme les loyers sont ici les plus chers du monde et que le SMIC tourne autour des 120 €, tous les gens qui ont une voiture sont des taxis potentiels, et il suffit de tendre la main pour que plusieurs voitures s'arrêtent dans les trois secondes qui suivent), les bars souterrains, les casinos présents à chaque coin de rue (il y en a un tout près de chez moi qui est entièrement en or, avec Roi, Dame et Valet en guise de gargouilles et un éléphant grandeur plus que nature -et doré également- gardant le parking) le kitch n'a jamais de limite), les paillasses en guise de matelas, les supermarchés-commandos (voir tome 4), les limousines 4x4, les Trabans datant de Mathusalem, la neige qui tombe depuis octobre, les meutes de chiens qui vivent dans les rues (ils sont plus de trente mille à errer dans la ville, à ce qu'on dit, enfin, d'après les autorités en fait), les cigarettes à 25 centimes le paquet, les policiers honnêtes (il y en a, nous avons été arrêtés sur la Place Rouge avec Paula qui n'avait pas ses papiers, et ils n'ont même pas tenté de nous extorquer nos économies comme c'est normalement la coutume), l'existence de la tuberculose et l'absence de code de la route. Beaucoup de choses d'un coup, en effet...

En créant ce petit cocon d'Européens perdus, nous ne facilitons peut-être pas notre intégration dans la société locale, mais il est tellement plus aisé de fréquenter des gens qui ont les mêmes repères que nous, qui sont étonnés par les mêmes choses... Nous nous serrons les coudes, car atterrir ici n'est pas évident, tout est si différent et malgré une forte tendance à l'occidentalisation des moeurs, nous sommes tout de même loin de l'Europe que nous connaissons. C'est plus facile de sortir à la découverte du vaste monde quand on est pas tout seul !