TOME 5 : L'auberge bolchevique
Lettre du 12 novembre 2006 également
Peut-être est-ce une poussée de communautarisme, peut-être est-ce un instinct de survie, ou peut-être est-ce le choix de la facilité, toujours est-il qu'à quelques minces exceptions près, tous les gens avec qui je me suis lié d'amitié à Moscou ne sont pas d'ici. À l'Obchaga, les gens que je commence à réellement connaître sont Alex (un Espagnol), Anastasia (une Grecque), Lisa (une Italienne) et Paula (qui, comme son nom méridional l'indique, est Hollandaise), autant dire la totalité des étudiants étrangers de l'école de cirque. Si je fais partie des vétérans parmi les élèves de l'école (les élèves finissent la formation autour de 18 ans), je suis le plus jeune des expatriés, puisque Alex et Anastasia ont 22 ans, Lisa 24 et Paula 31. Malgré toutes les différences qu'il y a entre nous, nous avons un point commun non négligeable en ces terres étrangères : l'anglais, que peu (ou prou) de Russes maîtrisent suffisamment pour soutenir une conversation de plus de quelques secondes. Hors de l'Obchaga je connais donc Fabienne, Caluirarde mais instruite dans des établissements scolaires Croix-Roussiens, Fanny sa colocataire, Haute Savoyarde mais francophone, et Juan son voisin, étudiant mexicain mais élève de Lyon III depuis quelques années.
Si chez eux on parle français, il en va différemment dans mon Obchegitié : bien que nous parlions tous anglais, chacun utilise dès qu'il peut la langue qui lui est la plus familière. Alex et Anastasia parlent en espagnol entre eux, ainsi qu'avec Paula qui a vécu à Grenade. Avec Lisa et moi, ils parlent anglais. Paula et moi parlons en français puisque le père de Paula enseigne la langue de Molière et des 2be3 dans les lycées hollandais, et qu'il lui en a appris les rudiments. Lisa et Paula parlent anglais, et je parle également en anglais avec ladite Lisa, bien que je me permette de temps en temps de lui parler français, langue qu'elle comprend mieux qu'elle ne la parle. Ajoutons à cela que Lisa possède quelques rudiments d'espagnol, Alex quelques bases de grec, que je connais un certain nombre de jurons en espagnol et que nous apprenons tous le russe, il en découle une confusion des langages qui nous emmène à rarement terminer une phrase dans la langue où on l'a commencée. Autant vous dire que c'est un sacré bordel, et qu'il arrive fréquemment qu'on s'adresse aux autres dans une langue qui leur est totalement inconnue. J'ai éssayé rien que pour voir de parler grec ancien avec Anastasia en réveillant de vieux souvenirs du lycée et croyez le ou non, elle m'a bien rit au nez. A priori, pour elle c'est comme si un serbo-croate venait me voir pour me parler latin...
Ajoutons à cela que les Russes ne sont pas très évidents à aborder: outre la barrière de la langue, les relations entre Russes sont très formelles, et cela ne se fait pas d'engager la conversation avec quelqu'un à qui on n'a pas été réellement présenté. Après cela, les choses sont plus évidentes mais ce premier pas n'est pas toujours évident à franchir, et peu d'autochtones font l'effort d'accueillir spontanément les nouveaux venus. À une exception près en fait... Les douches. Les douches de l'Obchaga étant communes (pas communes comme en Cité U, plutôt comme des douches de stade, huit pommes de douches pendues au plafond dans une pièce de 15m2 et mixtes, ce qui entraîne certaines difficultés du point de vue logistique), le coté formel et officiel des présentations disparaît une fois qu'on se retrouve tous nus comme des vers. Ainsi la quasi totalité des Russes que je connais sont des gens à qui j'ai serré la main pour la première fois lorsque j'étais couvert de savon. Je salue également quelques Russes vivant à l'Obchégitié de Fabienne, mais je les ai rencontrés lors d'une soirée fortement alcoolisée où les barrières protocolaires (ainsi que linguistiques...) avaient disparues pour quelques heures. Je connais peu de filles, tout d'abord parce qu'il est évidemment impossible de rencontrer sous la douche des personnes du sexe opposé, et ensuite parce que le concept d'amitié entre hommes et femmes fait partie de ces choses qui n'existent pas en Russie, ce qui fait que depuis deux mois tous les voisins de Fabienne se demandent si Juan sort avec elle ou avec Fanny (voir avec les deux ?) uniquement parce que ceux-ci passent beaucoup de temps ensemble. Je ne connais en fait qu'une seule représentante de la gent féminine moscovite : Nastia, la colocataire de Lisa, à qui j'ai bien sûr été officiellement présenté. Comme ici on ne se fait pas la bise, nous nous sommes cordialement serré la main après lesdites présentations.
Autant dire que la bande des Européens s'est crée d'elle-même et en bien peu de temps. La cuisine est très vite devenue notre lieu de réunion, mais comme il est impossible de manger dans cette pièce, les repas se passent généralement dans ma chambre, puisque je suis le seul à posséder une chambre rien que pour moi, ainsi qu'un grand fauteuil, antédiluvien mais confortable, et que le détecteur de fumée étant en panne, on peut y fumer sans craindre une alerte générale. De plus, à part Lisa qui est arrivée il y a plusieurs mois, nous sommes tous arrivés dans la même semaine, aussi nous découvrons en même temps les moeurs locales. Nous sommes tous autant perdus dès que nous sortons du quartier de l'école, nous découvrons ensemble tout un tas de choses plus ou moins agréables : la gastronomie locale, les taxis clandestins (comme les loyers sont ici les plus chers du monde et que le SMIC tourne autour des 120 €, tous les gens qui ont une voiture sont des taxis potentiels, et il suffit de tendre la main pour que plusieurs voitures s'arrêtent dans les trois secondes qui suivent), les bars souterrains, les casinos présents à chaque coin de rue (il y en a un tout près de chez moi qui est entièrement en or, avec Roi, Dame et Valet en guise de gargouilles et un éléphant grandeur plus que nature -et doré également- gardant le parking) le kitch n'a jamais de limite), les paillasses en guise de matelas, les supermarchés-commandos (voir tome 4), les limousines 4x4, les Trabans datant de Mathusalem, la neige qui tombe depuis octobre, les meutes de chiens qui vivent dans les rues (ils sont plus de trente mille à errer dans la ville, à ce qu'on dit, enfin, d'après les autorités en fait), les cigarettes à 25 centimes le paquet, les policiers honnêtes (il y en a, nous avons été arrêtés sur la Place Rouge avec Paula qui n'avait pas ses papiers, et ils n'ont même pas tenté de nous extorquer nos économies comme c'est normalement la coutume), l'existence de la tuberculose et l'absence de code de la route. Beaucoup de choses d'un coup, en effet...
En créant ce petit cocon d'Européens perdus, nous ne facilitons peut-être pas notre intégration dans la société locale, mais il est tellement plus aisé de fréquenter des gens qui ont les mêmes repères que nous, qui sont étonnés par les mêmes choses... Nous nous serrons les coudes, car atterrir ici n'est pas évident, tout est si différent et malgré une forte tendance à l'occidentalisation des moeurs, nous sommes tout de même loin de l'Europe que nous connaissons. C'est plus facile de sortir à la découverte du vaste monde quand on est pas tout seul !
Lettre du 12 novembre 2006 également
Peut-être est-ce une poussée de communautarisme, peut-être est-ce un instinct de survie, ou peut-être est-ce le choix de la facilité, toujours est-il qu'à quelques minces exceptions près, tous les gens avec qui je me suis lié d'amitié à Moscou ne sont pas d'ici. À l'Obchaga, les gens que je commence à réellement connaître sont Alex (un Espagnol), Anastasia (une Grecque), Lisa (une Italienne) et Paula (qui, comme son nom méridional l'indique, est Hollandaise), autant dire la totalité des étudiants étrangers de l'école de cirque. Si je fais partie des vétérans parmi les élèves de l'école (les élèves finissent la formation autour de 18 ans), je suis le plus jeune des expatriés, puisque Alex et Anastasia ont 22 ans, Lisa 24 et Paula 31. Malgré toutes les différences qu'il y a entre nous, nous avons un point commun non négligeable en ces terres étrangères : l'anglais, que peu (ou prou) de Russes maîtrisent suffisamment pour soutenir une conversation de plus de quelques secondes. Hors de l'Obchaga je connais donc Fabienne, Caluirarde mais instruite dans des établissements scolaires Croix-Roussiens, Fanny sa colocataire, Haute Savoyarde mais francophone, et Juan son voisin, étudiant mexicain mais élève de Lyon III depuis quelques années.
Si chez eux on parle français, il en va différemment dans mon Obchegitié : bien que nous parlions tous anglais, chacun utilise dès qu'il peut la langue qui lui est la plus familière. Alex et Anastasia parlent en espagnol entre eux, ainsi qu'avec Paula qui a vécu à Grenade. Avec Lisa et moi, ils parlent anglais. Paula et moi parlons en français puisque le père de Paula enseigne la langue de Molière et des 2be3 dans les lycées hollandais, et qu'il lui en a appris les rudiments. Lisa et Paula parlent anglais, et je parle également en anglais avec ladite Lisa, bien que je me permette de temps en temps de lui parler français, langue qu'elle comprend mieux qu'elle ne la parle. Ajoutons à cela que Lisa possède quelques rudiments d'espagnol, Alex quelques bases de grec, que je connais un certain nombre de jurons en espagnol et que nous apprenons tous le russe, il en découle une confusion des langages qui nous emmène à rarement terminer une phrase dans la langue où on l'a commencée. Autant vous dire que c'est un sacré bordel, et qu'il arrive fréquemment qu'on s'adresse aux autres dans une langue qui leur est totalement inconnue. J'ai éssayé rien que pour voir de parler grec ancien avec Anastasia en réveillant de vieux souvenirs du lycée et croyez le ou non, elle m'a bien rit au nez. A priori, pour elle c'est comme si un serbo-croate venait me voir pour me parler latin...
Ajoutons à cela que les Russes ne sont pas très évidents à aborder: outre la barrière de la langue, les relations entre Russes sont très formelles, et cela ne se fait pas d'engager la conversation avec quelqu'un à qui on n'a pas été réellement présenté. Après cela, les choses sont plus évidentes mais ce premier pas n'est pas toujours évident à franchir, et peu d'autochtones font l'effort d'accueillir spontanément les nouveaux venus. À une exception près en fait... Les douches. Les douches de l'Obchaga étant communes (pas communes comme en Cité U, plutôt comme des douches de stade, huit pommes de douches pendues au plafond dans une pièce de 15m2 et mixtes, ce qui entraîne certaines difficultés du point de vue logistique), le coté formel et officiel des présentations disparaît une fois qu'on se retrouve tous nus comme des vers. Ainsi la quasi totalité des Russes que je connais sont des gens à qui j'ai serré la main pour la première fois lorsque j'étais couvert de savon. Je salue également quelques Russes vivant à l'Obchégitié de Fabienne, mais je les ai rencontrés lors d'une soirée fortement alcoolisée où les barrières protocolaires (ainsi que linguistiques...) avaient disparues pour quelques heures. Je connais peu de filles, tout d'abord parce qu'il est évidemment impossible de rencontrer sous la douche des personnes du sexe opposé, et ensuite parce que le concept d'amitié entre hommes et femmes fait partie de ces choses qui n'existent pas en Russie, ce qui fait que depuis deux mois tous les voisins de Fabienne se demandent si Juan sort avec elle ou avec Fanny (voir avec les deux ?) uniquement parce que ceux-ci passent beaucoup de temps ensemble. Je ne connais en fait qu'une seule représentante de la gent féminine moscovite : Nastia, la colocataire de Lisa, à qui j'ai bien sûr été officiellement présenté. Comme ici on ne se fait pas la bise, nous nous sommes cordialement serré la main après lesdites présentations.
Autant dire que la bande des Européens s'est crée d'elle-même et en bien peu de temps. La cuisine est très vite devenue notre lieu de réunion, mais comme il est impossible de manger dans cette pièce, les repas se passent généralement dans ma chambre, puisque je suis le seul à posséder une chambre rien que pour moi, ainsi qu'un grand fauteuil, antédiluvien mais confortable, et que le détecteur de fumée étant en panne, on peut y fumer sans craindre une alerte générale. De plus, à part Lisa qui est arrivée il y a plusieurs mois, nous sommes tous arrivés dans la même semaine, aussi nous découvrons en même temps les moeurs locales. Nous sommes tous autant perdus dès que nous sortons du quartier de l'école, nous découvrons ensemble tout un tas de choses plus ou moins agréables : la gastronomie locale, les taxis clandestins (comme les loyers sont ici les plus chers du monde et que le SMIC tourne autour des 120 €, tous les gens qui ont une voiture sont des taxis potentiels, et il suffit de tendre la main pour que plusieurs voitures s'arrêtent dans les trois secondes qui suivent), les bars souterrains, les casinos présents à chaque coin de rue (il y en a un tout près de chez moi qui est entièrement en or, avec Roi, Dame et Valet en guise de gargouilles et un éléphant grandeur plus que nature -et doré également- gardant le parking) le kitch n'a jamais de limite), les paillasses en guise de matelas, les supermarchés-commandos (voir tome 4), les limousines 4x4, les Trabans datant de Mathusalem, la neige qui tombe depuis octobre, les meutes de chiens qui vivent dans les rues (ils sont plus de trente mille à errer dans la ville, à ce qu'on dit, enfin, d'après les autorités en fait), les cigarettes à 25 centimes le paquet, les policiers honnêtes (il y en a, nous avons été arrêtés sur la Place Rouge avec Paula qui n'avait pas ses papiers, et ils n'ont même pas tenté de nous extorquer nos économies comme c'est normalement la coutume), l'existence de la tuberculose et l'absence de code de la route. Beaucoup de choses d'un coup, en effet...
En créant ce petit cocon d'Européens perdus, nous ne facilitons peut-être pas notre intégration dans la société locale, mais il est tellement plus aisé de fréquenter des gens qui ont les mêmes repères que nous, qui sont étonnés par les mêmes choses... Nous nous serrons les coudes, car atterrir ici n'est pas évident, tout est si différent et malgré une forte tendance à l'occidentalisation des moeurs, nous sommes tout de même loin de l'Europe que nous connaissons. C'est plus facile de sortir à la découverte du vaste monde quand on est pas tout seul !
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