mardi 25 novembre 2008

TOME 3 : Premiers pas

TOME 3 : Premiers pas
Lettre du 5 novembre 2006

Une fois passé le cap de la première journée, entièrement assisté par un comité d’accueil franchement maternel et de la première nuit passée à se dire qu’on a fait une grosse connerie en venant ici (idée qui disparut rapidement, le rythme moscovite ne laissant pas trop le loisir de se poser des questions), il arrive le moment où on doit commencer à se débrouiller un tant soit peu dans le rocambolesque quotidien russe qui m’attend de pied ferme. De bon matin (aux alentours de 9 h) je me dirige d’un pas ferme, résolu à me lancer vers l’aventure de l’inscription administrative. Le fait que Tania (susnommée dans le tome 2) balbutie un léger anglais me facilitant grandement la tâche, je parviens en quelques heures à mes fins. Je commence dès cet après-midi, par deux heures de jonglage et une heure d’acrobatie, le tout – bien sûr- en cours particulier. En sortant du bureau de Tania, j’ai exactement 25 minutes pour me sustenter, et je cours à l’Obchaga pour me préparer de délicieuse pâtes nature que j’ai achetées la veille au 24 tchaçov en bas de chez Fabienne.
Après avoir ingurgité un bon quart d’assiette de ce succulent repas (Allez savoir pourquoi depuis quelques jours j’ai l’estomac noué ?), je retourne à l’école, pour retrouver Igor, mon prof de jonglage et prendre mes premières leçons. Igor possède quelques rudiments d’anglais qui le font parler dans un mélange brittanico-soviétique digne des méchants dans James Bond. Disons que les ennemis de James Bond maîtrisent tout de même mieux l’anglais que Igor, mais celui-ci étant un bon mime-pédagogue et sachant dire « plus haut la main droite » ou « les mains regardent les balles », nous nous comprenons parfaitement. C’est pour moi une des premières occasions de pratiquer la langue russe, qui m’avait échappée depuis quelques années. Je réalise petit à petit que mon 15 au bac de Russe LV2 ne vaut finalement pas tant que ça.

Les Russes ont une conception et une pratique toute particulière du jonglage, du lancer et du placement, et c’est avec plaisir que j’accepte de tout recommencer à zéro pour acquérir de nouvelles bases en gommant si possible toutes les imperfections que j’ai acquises et gardées depuis quelques années. De toute façon c’est en grande partie pour cette raison que j’ai traversé la moitié de l’Europe (du moins officiellement, la première raison étant le traumatisme que j'ai subi en venant ici une première fois et la lecture assidue de ces tarés de romanciers russes) et vu les performances des élèves qui jonglent autour de moi, ça à l’air de porter ses fruits, puisque c’est la première fois que je vois des gamins de seize ans jongler sans se presser avec neufs anneaux, sans que personne ne trouve ça incroyable. Le jonglage russe est très fluide, très léger, très lent, en fait, du moins an apparence. Igor aime à me parler d'un concept de "dynamisme décontracté", même s'il m'a fallu trouver mon dictionnaire pour comprendre de quoi il voulait parler la première fois qu'il a abordé le sujet. Le mot que j’entends le plus souvent sortir de la bouche d’Igor, qu’il s’adresse à moi ou à n’importe lequel autre de ses élèves est «
спакойни », ce qui se traduit littéralement par « tranquillement ». Ça fait plus d’une soixantaine d’années que le jonglage est enseigné dans cette école, et ils ont -semble-t-il- fini par trouver la bonne méthode.

Le gros soucis de l’école de Cirque de Moscou est qu’elle fabrique des clones : les gens ici n’ont aucune idée de ce qui se passe dans les cirques en Europe, ou aux USA (où la jonglerie est un sport de compétition diffusé sur sport channel, ce qui est une dégradation infamante des nobles arts de la jonglerie). De ce fait, tous les jongleurs travaillent les mêmes quelques figures, le but n’étant pas de chercher une identité dans le jonglage, mais bel et bien de jongler avec le plus d’objets possible. En cela ils sont très bons, pour le reste... Je retrouverai ça en rentrant en France, même si pendant mes heures de liberté je me laisse aller à jongler « à la française » comme on dit ici. J’en parle avec Alex, un Espagnol qui est arrivé la semaine précédente, et on en arrive très vite à cette conclusion : techniquement, les Russes sont vraiment très bons, mais pour le reste... Pas grave, on est venu là justement pour cette technique. J’enchaîne ensuite sur une heure d’acrobatie, et moi qui n’ai pas pratiqué depuis quelques temps (entre grandes vacances et genoux bousillés, j’ai eu le temps de refroidir) me voilà seul avec mon enseignant pour une heure à plein régime. J’étais habitué à des cours à douze élèves, où on pouvait toujours grappiller un moment de répit, ici c’est impossible. A la fin du cours, épuisé comme après un triple marathon en apnée, je salue solennellement mon professeur et m’écroule dans un coin de la pièce. Car au début et à la fin de chaque leçon, l’élève doit saluer son professeur dans un court rituel semblable au salut des artistes dans les cirques traditionnels. S'écrouler dans un coin de la pièce après le salut final est une tradition qui n'est permis qu'aux petits nouveaux, j'essayerai de perdre cette habitude...

Affalé dans mon coin, tentant plus ou moins d’étirer mes muscles devenus raides comme la justice, je fais la connaissance de Lisa, une Italienne élève de l’école depuis le mois d’avril. Comme avec Alex, nous conversons en anglais, et j’apprends que Lisa vit à l’Obchaga dans la chambre 12, tandis qu’Alex et sa copine Anastasia (une Grecque que je ne rencontrai que plus tard) partagent la chambre 16. Je vis à leur étage dans la chambre 15. Je sais à présent que j’ai dans mon couloir des voisins sympathiques et anglophones, et petit à petit va se former la communauté méditerranéenne (Espagne, Italie, Grèce, France) qui ne va pas tarder à s’agrandir quelques jours plus tard à la Hollande, après l’arrivée de Paula. Mais nous n’en sommes pas encore là. En sortant de l’école, je pars faire mes premières courses seul dans la jungle du supermarché d’en bas de chez moi, où j’essaye (non sans difficultés) de comprendre ce qu’il y a dans les boites, les paquets, jusqu’au moment ou je craque, prends une bouteille d’eau (l’eau du robinet n’est pas buvable) trois bananes, des cordons bleus, des gaufrettes et une boîte de petits pois avant de filer le plus vite possible vers les caisses, après un bon quart d’heure à tourner en rond sans résultat dans les couloirs du « 1 KOPEK ». Aux caisses, je croise Lisa et entame une logorrhée de deux minutes sans respirer dans laquelle je fustige les russes et la Russie qui ont inventé ce stupide magasin où les étiquettes des articles sont incompréhensibles, les rangées moins larges que les caddies, tu vois je suis un peu perdu là en plus j'arrive pas à faire marché ce putain de téléphone, puis devant son regard amusé je me souviens qu'elle ne parle pas français. Ca la fait rire, du coup je me détend d'un coup. Cette crise n'était peut-être pas uniquement due au magasin... Je la recroise dix minutes plus tard à la cuisine de l’Obchégitié. Nous mangeons finalement dans ma chambre (j’ai une grande table et pas de colocataire), et dans un anglais bien meilleur que le mien, mon hôte m’explique que depuis septembre elle est la seule étrangère ici, et aucun élève ne parlant anglais, français ou italien, elle n’a pas eu une conversation construite depuis un certain temps. Ceci dit, cela lui a -paraît-il- donné l'occasion de monologuer énormément et de se rencontrer. Il semblerait que ma tirade au 1 KOPEK fait partie des choses qu'elle a pu faire par le passé... Vers 10 h, elle prend congé, et après un rapide coup de fil à mon amoureuse, j’étends mon corps endolori sur le plus mauvais matelas à l’ouest de l’Oural.

La journée du lendemain fut plus ou moins semblable à celle qui la précéda. Je fais la connaissance d’Anastasia, la voltigeuse d'Alex et mes cours (les mêmes que la veille) sont sensiblement plus difficiles vu la violence des courbatures qui me tenaillent. Le soir, je rejoins Fabienne à KitaïGorod (en anglais : China Town) et nous allons boire un verre au ОГИ, un petit bar bobo que l’on atteint en descendant l’escalier d’une cave dans l’arrière cour d’un immeuble. Rien n’indique qu’il y a un bar ici, mais j’apprends que la moitié des bars sont des caves planquées dans des arrière-cours. Il suffit de savoir qu’il y a un bar, c’est tout. Oui mais… Comment on sait ? On sait, c’est tout. Le bar est très sympa, musique d’ambiance douce et bibliothèques pleines de bouquins. On peut y manger, comme dans tous les bars de Russie. Je commande une soupe de poireaux et un demi, et Fabienne me fait la remarque qu’il est tout-à-fait inconvenant dans ce pays de ne boire la bière qu’en quart de litre. Je m’en fiche. Enfin, quand même, promis, je ne recommencerai plus. Vers dix heures, nous nous séparons, car Fabienne a un couvre-feu à respecter (il n’y a pas de couvre-feu dans mon Obchegitié et j’habite en centre ville : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes), et je rentre par le métro, en descendant au Stade Dynamo non loin duquel je vis. Demain les choses sérieuses vont commencer : Fabienne, Alex, Anastasia et moi devons nous rendre à IKEA, et Fab nous a prévenu que ça ne sera pas une partie de plaisir.

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