Tome 13 : Au printemps
lettre du 25 février 2007
Tout se passait bien jusqu’ici. Nous avions des repères fiables. C’était l’hiver, et la température oscillait entre moins cinq et moins quinze, parfois un peu plus froid, les nuits surtout. Il neigeait –normal- c’était l’hiver, un bon vieil hiver moscovite comme on n’en fait plus chez nous ! Et puis vendredi dernier, une parade bruyante de diéjournas affublées de déguisement à la Russe et portant un épouvantail géant et des plateaux couverts de crêpes sont venu nous annoncer en hurlant que l’hiver était fini. Il neigeait à gros flocons dehors mais comme elles nous ont offert suffisamment de crêpes pour nous coller à tous une indigestion, on s’est gavé de blinis et on n’a pas fait de remarques. Selon le calendrier orthodoxe, le printemps est arrivé, tous les autochtones ont l’air d’y croire, mais on ne m’a pas comme ça... Ils ont brûlé pendant la semaine grasse (si en Europe on n’a que mardi gras, ils ont ici une sorte de carnaval-chandeleur-fête du printemps qui dure toute une semaine) le bonhomme de l’hiver, cuisiné des crêpes jusqu’à overdose, célébré le retour du soleil, mais la température ne cesse de descendre depuis. C’est assez déroutant car ces jours ci le soleil ne cesse de briller tandis mais le thermomètre indique toujours des températures en dessous de moins vingt, et la météo prétend que ça devrait continuer comme ça encore quelques jours... Je bénis celui qui a inventé le double vitrage et le chauffage central, sans qui nous ne pourrions passer nos nuits tranquillement au chaud tandis que dans la rue le bonhomme d’hiver fait son baroud d’honneur en figeant le mercure à moins trente degrés ! Avec Fabienne, nous avions une échelle de température adaptée à la vie moscovite, partant de zéro degré : de zéro à moins sept, le temps est doux, de moins sept à moins quinze, il est froid, de moins quinze à moins dix-sept, très froid, légèrement en dessous, très très froid, mais nous entrons maintenant dans la phase du « froid qui fait mal ». Vingt minutes de marche par un froid de vingt degrés passés deviennent douloureuses pour le corps, d’autant que la neige tombe toujours et que des vents d’est tout droit venus de Sibérie nous surprennent systématiquement lorsqu’on ne les attend plus. Les muscles se contractent, les articulations deviennent douloureuses, nous découvrons de nouvelles sensations : avoir froid aux chevilles, avoir froid aux yeux, sentir nos sinus se pétrifier quand nous avons l’imprudence de respirer par le nez... On passe de plus en plus de temps à la maison ! Bref, nous voici pas mal déboussolés vis-à-vis de ce que les Russes appellent le printemps et je crois que c’est une nouvelle fourberie de leur part pour nous déstabiliser une fois de plus et nous faire sombrer peu à peu dans la folie... Nous résisterons à coup de pulls en laine polaire, de chaussettes tricotées à la main et de caleçons longs en lycra™.
C’est pourquoi vendredi soir nous avons tous décidé de ne pas sortir, et de recréer l’ambiance d’un bar au sein même de notre obchegitié. Bien habillés (certaines avaient même sorti les robes de soirée) nous nous sommes réunis dans la chambre de Simon et Nicoletta (après que j’ai, bien sûr, prévenu tous les voisins de l’étage que nous allions être bruyants) pour passer une bonne soirée entre amis. Il existe une expérience amusante assez simple à réaliser (à condition d’avoir sous la main les personnes et le matériel adéquat) : placez huit jeunes filles scandinaves venues sans petits amis dans une chambre de cité universitaire moscovite, et laissez décanter une vingtaine de minutes. Une loi mathématique indique qu’alors le nombre de jeunes mâles russes entrant dans la pièce par mégarde (« Oups, je me suis trompé de porte ! ») est supérieur ou égal au nombre de japonais agglutinés dans la salle de la Joconde –au Louvre- un samedi après-midi vers la mi-juillet. Nous nous sommes vites retrouvés au complet, même si peu de Russes sont restés dans la chambre plus d’un quart d’heure : si la plupart du temps ils rentrent en conquérants, roulant des mécaniques, il semblerait que beaucoup d’entre eux sont de grands timides face à ces jeunes filles. Ajoutons à cela que peu nombreux sont ceux qui parlent anglais, tandis que je suis le seul étranger ici à parler quelques mots de russes... Enfin, même si la plupart d’entre eux ont rapidement abandonné la partie, la fine fleur des Russes plus ou moins anglophones est restée avec nous. Et ils ne manquent ni d’énergie, ni d’imagination, ce qui a rajouté encore un peu d’ambiance à la soirée qui était déjà bien vivante. Parmi les événements notables de la soirée, Andreï nous a improvisé une magnifique chorégraphie de danses ukrainiennes, Aliocha nous a chanté des ballades russes en s’accompagnant avec une guitare indécemment désaccordée et Lalla et moi avons trouvé un magnifique exutoire à la colère : nous avons passé trois bonnes minutes à nous hurler dessus, chacun dans notre langue, sans écouter l’autre, sans s’arrêter, sans respirer, ce qui a bien fait marrer les quelques Russes qui restaient tout en nous défoulant d’une manière efficace... Puis nous avons continué nos histoires, regardé les gens danser et nous nous sommes demandés comment tout ça se passerait si les filles se comportaient toujours comme des gars, et vice versa. Une chose en entraînant une autre, j’ai fini ballerine, portant une robe de Sophie tandis que Linn portait des fringues piochées dans mon placard... Nous étions revenus dans nos rôles respectifs quand Manuel, le professeur de portés de Simone et Nicoletta a fait irruption dans la soirée. Manuel est à la brute au grand cœur ce l’Empire State Building est au pavillon de banlieue : il a un physique reclassant les lutteurs de foires au rang de poids plume, et on devine en le voyant qu’il est de ces gens capables de déraciner des baobabs sans effort où d’assommer un tricératops à mains nues (quand il était porteur, il portait six voltigeurs en même temps) mais il est aussi une des personnes les plus adorables que la terre ai porté. Sans rire. Il était venu nous faire une petite visite de courtoisie, quand il a remarqué qu’Andreï et Aliocha étaient de la partie. Ils se sont carapatés dans leur chambre après que Manuel leur ai lancé un regard qui aurait suffit à faire fondre le peu qui reste des calottes glaciaires en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Car si Manuel est plus doux qu’un agneau angora, il reste (et nous l’ignorions à ce moment) responsable de tous les élèves Russes qui vivent à l’obchegitié. Et si nous sommes totalement autonomes ici, les sus-cités élèves Russes restent sous la responsabilité de l’école même à l’obchaga, qu’ils soient majeurs ou non. Sur le coup, on n’a pas très bien compris ce qui se passait (sauf moi, j’ai fait pas mal de progrès en russe) et tout le monde a cru que les gars qui avaient regagné leurs pénates étaient partis parce qu’ils avaient mieux à faire. Quoi qu’il en soit, ils se sont retrouvés lundi matin convoqué par la direction de l’école, en présence de tous leurs professeurs, et ont passé un assez mauvais quart d’heure... Si on avait su qu’ils n’avaient pas le droit d’être avec nous, on les aurait caché sous nos lits, ça aurait simplifié les choses, mais ils nous ont dit que ça avait valu le coup de passer une soirée entière avec nous pour seulement dix minutes d’engueulades. Quoi qu’il en soit, ils n’ont maintenant plus le droit de passer chez nous après minuit, on devra faire nos soirées sans eux, c’est dommage. Ce qui est étrange, c’est que les Russes n’arrêtent pas de faire des fêtes au deuxième étage, écoutant de la musique à plein volume toute la nuit et tous les jours de la semaine ; certains matins, on en voit même quelques uns arriver à l’école après une bonne nuit blanche, et encore saouls comme des Polonais sans que ça ne choque les professeurs ! Encore un paradoxe incompréhensible dans cette école de fous.
Quelques jours plus tard, il y avait une petite fête en salle des professeurs pour célébrer l’anniversaire de la directrice de l’école (une quinquagénaire snobinarde et couverte de bijoux qui n’a mis les pieds à l’école que trois fois depuis mon arrivée en octobre), et notre chère Louba, surveillante de notre étage, nous a finement conseillé de lui offrir un joli bouquet de fleurs pour nous racheter après le détournement des petits anges que nous avions effectué au début de ce paragraphe. Les Russes se font souvent des cadeaux (fleurs et chocolats arrivant en tête), bien plus souvent que les Français, soit parce qu’ils s’aiment bien, soit pour acheter des faveurs –soit dit en passant, il y a dans un périmètre de cinq cents mètres autour de chez moi trois fleuristes ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre- ce qu’a d’ailleurs fait la cœur des enseignants de l’école. En effet, si la majorité des professeurs ne peuvent voir la directrice en peinture, ils l’ont ensevelie sous une montagne de cadeaux (des fleurs aux chocolats en passant par des châles de treize mètres carrés et même un four à micro-ondes) histoire de conserver leur emploi au moins jusqu’à l’année suivante. Quand nous avons offert les fleurs à notre bien aimée directrice (qui s’en met d’ailleurs plein les poches grâce à nous, car si nous payons 250 roubles pour chaque heure de cours, nos professeurs n’en touchent que 35 pour ces leçons particulières) elle nous a lancé avec un grand sourire : « Maintenant vous devez me chanter Happy Birthday ! » en réclamant d’une manière désagréable... Quoi qu’il en soit, personne ne nous embête plus pour nos petits excès à l’obchaga !
Puisque le printemps est là, nous avons décidé Fabienne et moi de le célébrer à notre façon en achetant des luges pelles en plastique pour pratiquer les sports de glisse dans le grand parc de Botanitcheski Sad. Par un maigre soleil de printemps moscovite, nous nous sommes de nouveau aventurés dans les allées de cet immense parc, parmi les skieurs, les étangs gelés, les poussettes-traîneaux et les meutes de loups affamés. Partant à la recherche des petites collines et pistes de luge, nous avons trouvé le terrain idéal : des pentes courtes mais abruptes, où les passage de nombreuses luges avait damé des pistes glacées plus qu’enneigées. Nous allions pouvoir glisser sur nos pelles en plastique au milieu de tous ces gamins du coin qui conduisaient ces incroyables luges-traîneaux-motoneiges avec patins en alu, freins à pédale et direction assistée. Excusez du peu, nous ne sommes pas là pour si longtemps alors on reste modestes au niveau matériel. Quoi qu’il en soit, si nos luges sont aussi peu maniables que confortables, nous avons réalisé de belles descentes, d’abord sur les pistes « damées », dont l’incroyable piste noire (très pentue et extrêmement glissante, cette piste n’était qu’un fine couche de glace transparente à travers laquelle on ne voyait pas de la terre mais un rocher lisse comme une piste de bowling) puis nous avons essayé l’autre versant de la colline, dans quinze centimètres de neige poudreuse. Plus confortable pour nos fragiles derrières, la neige est aussi plus à craindre que la glace, puisqu’elle s’est immiscée sous nos vêtements, dans nos chaussettes, dans nos poches... Nous avons essayé de magnifiques pistes, « le circuit » avec un virage difficile à négocier, « la forêt » ou il faut éviter les branches basses, puis ma préférée « la descente du cimetière orthodoxe » qui comme son nom l’indique finissait contre la grille d’un magnifique cimetière de bois, où les tombes ornées de la croix slave étaient ensevelies sous une épaisse couche de neige. J’ai créé sur cette piste l’incroyable technique du départ jeté, consistant à courir du haut de la colline la pelle à la main, et d’un magnifique bond, s’élancer sur la piste, placer la luge entre les jambes et tomber délicatement sur le séant et glisser superbement jusqu’au bas de la pente, tel un demi-dieu descendant l’Olympe sur son chariot de feu. Bref, si je me suis beaucoup amusé avec ce départ extrêmement technique, je mentirais en affirmant que mon coccyx est sorti indemne de cette expérience, le principe de « tomber délicatement sur le séant » étant difficile à maîtriser. Après une bonne heure de glisse, de photos de sports d’hiver et de vidéos sportives, nous sommes partis rejoindre Fanny, dont la mère et la cœur étaient à Moscou pour la semaine. Nous nous sommes rendus compte en rentrant dans le métro à quel point la neige s’était infiltrée sous nos habits en entrant dans la station de métro derrière le parc : celle-ci ne nous mouillait pas jusqu’ici puisque par moins dix, la neige ne fond pas, même sous quelques couches de vêtement. Dans le métro, par vingt-cinq degrés, elle fond par contre à une vitesse alarmante, et nous qui étions secs en sortant du parc, nous sommes retrouvés trempés comme bretons sous la tempête en nous asseyant dans les wagons du métro.
Sur Tvierskaïa, avant d’aller se réchauffer autour d’un thé bien chaud dans un café, nous sommes passés devant le plus classe des supermarchés à l’est du rideau de fer. A l’ouest aussi d’ailleurs. Situé dans les beaux quartiers et nommé « Magasin de l’Elysée », ce supermarché est une immense épicerie fine, dans des locaux du plus pur style Baroque (tendance Rococo) où l’on peut trouver la plupart des mets les plus luxueux de notre bonne vieille Cœur, des cafés italiens, des chocolats belges et suisses, des fromages en veux tu – en voilà, des vins... Avec nos grosses chaussures et nos habits trempés, nous ne correspondions pas exactement au standing du magasin, mais qu’importe ! J’ai failli verser une larme devant les yaourts aux fruits Mamie Nova, les bûches de fromage de chèvre, les jambons crus, toutes ces choses introuvables ailleurs. Malheureusement, pas de Reblochon (ça nous aurait coûté une fortune de toute façon). J’aimerais faire une petite parenthèse sur les vins français à Moscou. Je crois que les services commerciaux des vignobles bordelais ont réussi une incroyable entourloupette, le casse du siècle, une arnaque en or, en refilant leurs pires bouteilles aux magasins moscovites : beaucoup de magasins vendent ici des vins français, et uniquement du Bordeaux, seulement toutes les bouteilles sont de l’année 2004, qui semble-t-il fût une des pires années de ces deux dernières décennies. Toutes ces bouteilles sont bien sûr vendues au prix des meilleurs vins, et les autochtones s’extasient sur les moins bons cépages du pire crû en faisant l’éloge des vins français, sans savoir qu’on leur a refilé de la piquette... fin de la parenthèse. Quoi qu’il en soit nous avons passé pas mal de temps dans ce magasin, à admirer de magnifiques camemberts à six euros, des yaourts « la laitière » au citron aux prix non communicables et des apéricubes à (tenez vous bien) douze euros la petite boîte. Nous sommes repartis avec de véritables oeufs « Kinder Surprise », nous dépêchant de trouver un café à notre goût pour sécher nos vêtements et déguster ces merveilles. Nous avons finalement pris place dans un autre lieu assez classe de la rue Tvierskaïa (même dans les lieux huppés, le thé reste de toute façon à des prix dérisoires) feuilletant des magasines locaux en finissant de faire fondre la glace qui se trouvait dans nos poches avant d’être rejoint par Fanny et ses deux invitées venues tout droit de Haute Savoie pour lui rendre visite. De ces quelques heures passées dans le bar, j’ai retenu deux choses importantes (trois si on considère la cuillère à thé que j’ai piqué en partant) : la première, c’est que le tant attendu Tome 7 de Harry Potter sortira en juillet (Fab et moi sommes devenus fous en apprenant ça, même si Fanny n’en a rien à cirer), et la seconde, non moins importante : la mère de Fanny nous a ramené un énorme Reblochon... Après des mois de privations, nous allons enfin pouvoir nous taper une tartiflette géante, cuisinée par nos soins en plein cœur de la sainte et froide Russie.
lettre du 25 février 2007
Tout se passait bien jusqu’ici. Nous avions des repères fiables. C’était l’hiver, et la température oscillait entre moins cinq et moins quinze, parfois un peu plus froid, les nuits surtout. Il neigeait –normal- c’était l’hiver, un bon vieil hiver moscovite comme on n’en fait plus chez nous ! Et puis vendredi dernier, une parade bruyante de diéjournas affublées de déguisement à la Russe et portant un épouvantail géant et des plateaux couverts de crêpes sont venu nous annoncer en hurlant que l’hiver était fini. Il neigeait à gros flocons dehors mais comme elles nous ont offert suffisamment de crêpes pour nous coller à tous une indigestion, on s’est gavé de blinis et on n’a pas fait de remarques. Selon le calendrier orthodoxe, le printemps est arrivé, tous les autochtones ont l’air d’y croire, mais on ne m’a pas comme ça... Ils ont brûlé pendant la semaine grasse (si en Europe on n’a que mardi gras, ils ont ici une sorte de carnaval-chandeleur-fête du printemps qui dure toute une semaine) le bonhomme de l’hiver, cuisiné des crêpes jusqu’à overdose, célébré le retour du soleil, mais la température ne cesse de descendre depuis. C’est assez déroutant car ces jours ci le soleil ne cesse de briller tandis mais le thermomètre indique toujours des températures en dessous de moins vingt, et la météo prétend que ça devrait continuer comme ça encore quelques jours... Je bénis celui qui a inventé le double vitrage et le chauffage central, sans qui nous ne pourrions passer nos nuits tranquillement au chaud tandis que dans la rue le bonhomme d’hiver fait son baroud d’honneur en figeant le mercure à moins trente degrés ! Avec Fabienne, nous avions une échelle de température adaptée à la vie moscovite, partant de zéro degré : de zéro à moins sept, le temps est doux, de moins sept à moins quinze, il est froid, de moins quinze à moins dix-sept, très froid, légèrement en dessous, très très froid, mais nous entrons maintenant dans la phase du « froid qui fait mal ». Vingt minutes de marche par un froid de vingt degrés passés deviennent douloureuses pour le corps, d’autant que la neige tombe toujours et que des vents d’est tout droit venus de Sibérie nous surprennent systématiquement lorsqu’on ne les attend plus. Les muscles se contractent, les articulations deviennent douloureuses, nous découvrons de nouvelles sensations : avoir froid aux chevilles, avoir froid aux yeux, sentir nos sinus se pétrifier quand nous avons l’imprudence de respirer par le nez... On passe de plus en plus de temps à la maison ! Bref, nous voici pas mal déboussolés vis-à-vis de ce que les Russes appellent le printemps et je crois que c’est une nouvelle fourberie de leur part pour nous déstabiliser une fois de plus et nous faire sombrer peu à peu dans la folie... Nous résisterons à coup de pulls en laine polaire, de chaussettes tricotées à la main et de caleçons longs en lycra™.
C’est pourquoi vendredi soir nous avons tous décidé de ne pas sortir, et de recréer l’ambiance d’un bar au sein même de notre obchegitié. Bien habillés (certaines avaient même sorti les robes de soirée) nous nous sommes réunis dans la chambre de Simon et Nicoletta (après que j’ai, bien sûr, prévenu tous les voisins de l’étage que nous allions être bruyants) pour passer une bonne soirée entre amis. Il existe une expérience amusante assez simple à réaliser (à condition d’avoir sous la main les personnes et le matériel adéquat) : placez huit jeunes filles scandinaves venues sans petits amis dans une chambre de cité universitaire moscovite, et laissez décanter une vingtaine de minutes. Une loi mathématique indique qu’alors le nombre de jeunes mâles russes entrant dans la pièce par mégarde (« Oups, je me suis trompé de porte ! ») est supérieur ou égal au nombre de japonais agglutinés dans la salle de la Joconde –au Louvre- un samedi après-midi vers la mi-juillet. Nous nous sommes vites retrouvés au complet, même si peu de Russes sont restés dans la chambre plus d’un quart d’heure : si la plupart du temps ils rentrent en conquérants, roulant des mécaniques, il semblerait que beaucoup d’entre eux sont de grands timides face à ces jeunes filles. Ajoutons à cela que peu nombreux sont ceux qui parlent anglais, tandis que je suis le seul étranger ici à parler quelques mots de russes... Enfin, même si la plupart d’entre eux ont rapidement abandonné la partie, la fine fleur des Russes plus ou moins anglophones est restée avec nous. Et ils ne manquent ni d’énergie, ni d’imagination, ce qui a rajouté encore un peu d’ambiance à la soirée qui était déjà bien vivante. Parmi les événements notables de la soirée, Andreï nous a improvisé une magnifique chorégraphie de danses ukrainiennes, Aliocha nous a chanté des ballades russes en s’accompagnant avec une guitare indécemment désaccordée et Lalla et moi avons trouvé un magnifique exutoire à la colère : nous avons passé trois bonnes minutes à nous hurler dessus, chacun dans notre langue, sans écouter l’autre, sans s’arrêter, sans respirer, ce qui a bien fait marrer les quelques Russes qui restaient tout en nous défoulant d’une manière efficace... Puis nous avons continué nos histoires, regardé les gens danser et nous nous sommes demandés comment tout ça se passerait si les filles se comportaient toujours comme des gars, et vice versa. Une chose en entraînant une autre, j’ai fini ballerine, portant une robe de Sophie tandis que Linn portait des fringues piochées dans mon placard... Nous étions revenus dans nos rôles respectifs quand Manuel, le professeur de portés de Simone et Nicoletta a fait irruption dans la soirée. Manuel est à la brute au grand cœur ce l’Empire State Building est au pavillon de banlieue : il a un physique reclassant les lutteurs de foires au rang de poids plume, et on devine en le voyant qu’il est de ces gens capables de déraciner des baobabs sans effort où d’assommer un tricératops à mains nues (quand il était porteur, il portait six voltigeurs en même temps) mais il est aussi une des personnes les plus adorables que la terre ai porté. Sans rire. Il était venu nous faire une petite visite de courtoisie, quand il a remarqué qu’Andreï et Aliocha étaient de la partie. Ils se sont carapatés dans leur chambre après que Manuel leur ai lancé un regard qui aurait suffit à faire fondre le peu qui reste des calottes glaciaires en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Car si Manuel est plus doux qu’un agneau angora, il reste (et nous l’ignorions à ce moment) responsable de tous les élèves Russes qui vivent à l’obchegitié. Et si nous sommes totalement autonomes ici, les sus-cités élèves Russes restent sous la responsabilité de l’école même à l’obchaga, qu’ils soient majeurs ou non. Sur le coup, on n’a pas très bien compris ce qui se passait (sauf moi, j’ai fait pas mal de progrès en russe) et tout le monde a cru que les gars qui avaient regagné leurs pénates étaient partis parce qu’ils avaient mieux à faire. Quoi qu’il en soit, ils se sont retrouvés lundi matin convoqué par la direction de l’école, en présence de tous leurs professeurs, et ont passé un assez mauvais quart d’heure... Si on avait su qu’ils n’avaient pas le droit d’être avec nous, on les aurait caché sous nos lits, ça aurait simplifié les choses, mais ils nous ont dit que ça avait valu le coup de passer une soirée entière avec nous pour seulement dix minutes d’engueulades. Quoi qu’il en soit, ils n’ont maintenant plus le droit de passer chez nous après minuit, on devra faire nos soirées sans eux, c’est dommage. Ce qui est étrange, c’est que les Russes n’arrêtent pas de faire des fêtes au deuxième étage, écoutant de la musique à plein volume toute la nuit et tous les jours de la semaine ; certains matins, on en voit même quelques uns arriver à l’école après une bonne nuit blanche, et encore saouls comme des Polonais sans que ça ne choque les professeurs ! Encore un paradoxe incompréhensible dans cette école de fous.
Quelques jours plus tard, il y avait une petite fête en salle des professeurs pour célébrer l’anniversaire de la directrice de l’école (une quinquagénaire snobinarde et couverte de bijoux qui n’a mis les pieds à l’école que trois fois depuis mon arrivée en octobre), et notre chère Louba, surveillante de notre étage, nous a finement conseillé de lui offrir un joli bouquet de fleurs pour nous racheter après le détournement des petits anges que nous avions effectué au début de ce paragraphe. Les Russes se font souvent des cadeaux (fleurs et chocolats arrivant en tête), bien plus souvent que les Français, soit parce qu’ils s’aiment bien, soit pour acheter des faveurs –soit dit en passant, il y a dans un périmètre de cinq cents mètres autour de chez moi trois fleuristes ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre- ce qu’a d’ailleurs fait la cœur des enseignants de l’école. En effet, si la majorité des professeurs ne peuvent voir la directrice en peinture, ils l’ont ensevelie sous une montagne de cadeaux (des fleurs aux chocolats en passant par des châles de treize mètres carrés et même un four à micro-ondes) histoire de conserver leur emploi au moins jusqu’à l’année suivante. Quand nous avons offert les fleurs à notre bien aimée directrice (qui s’en met d’ailleurs plein les poches grâce à nous, car si nous payons 250 roubles pour chaque heure de cours, nos professeurs n’en touchent que 35 pour ces leçons particulières) elle nous a lancé avec un grand sourire : « Maintenant vous devez me chanter Happy Birthday ! » en réclamant d’une manière désagréable... Quoi qu’il en soit, personne ne nous embête plus pour nos petits excès à l’obchaga !
Puisque le printemps est là, nous avons décidé Fabienne et moi de le célébrer à notre façon en achetant des luges pelles en plastique pour pratiquer les sports de glisse dans le grand parc de Botanitcheski Sad. Par un maigre soleil de printemps moscovite, nous nous sommes de nouveau aventurés dans les allées de cet immense parc, parmi les skieurs, les étangs gelés, les poussettes-traîneaux et les meutes de loups affamés. Partant à la recherche des petites collines et pistes de luge, nous avons trouvé le terrain idéal : des pentes courtes mais abruptes, où les passage de nombreuses luges avait damé des pistes glacées plus qu’enneigées. Nous allions pouvoir glisser sur nos pelles en plastique au milieu de tous ces gamins du coin qui conduisaient ces incroyables luges-traîneaux-motoneiges avec patins en alu, freins à pédale et direction assistée. Excusez du peu, nous ne sommes pas là pour si longtemps alors on reste modestes au niveau matériel. Quoi qu’il en soit, si nos luges sont aussi peu maniables que confortables, nous avons réalisé de belles descentes, d’abord sur les pistes « damées », dont l’incroyable piste noire (très pentue et extrêmement glissante, cette piste n’était qu’un fine couche de glace transparente à travers laquelle on ne voyait pas de la terre mais un rocher lisse comme une piste de bowling) puis nous avons essayé l’autre versant de la colline, dans quinze centimètres de neige poudreuse. Plus confortable pour nos fragiles derrières, la neige est aussi plus à craindre que la glace, puisqu’elle s’est immiscée sous nos vêtements, dans nos chaussettes, dans nos poches... Nous avons essayé de magnifiques pistes, « le circuit » avec un virage difficile à négocier, « la forêt » ou il faut éviter les branches basses, puis ma préférée « la descente du cimetière orthodoxe » qui comme son nom l’indique finissait contre la grille d’un magnifique cimetière de bois, où les tombes ornées de la croix slave étaient ensevelies sous une épaisse couche de neige. J’ai créé sur cette piste l’incroyable technique du départ jeté, consistant à courir du haut de la colline la pelle à la main, et d’un magnifique bond, s’élancer sur la piste, placer la luge entre les jambes et tomber délicatement sur le séant et glisser superbement jusqu’au bas de la pente, tel un demi-dieu descendant l’Olympe sur son chariot de feu. Bref, si je me suis beaucoup amusé avec ce départ extrêmement technique, je mentirais en affirmant que mon coccyx est sorti indemne de cette expérience, le principe de « tomber délicatement sur le séant » étant difficile à maîtriser. Après une bonne heure de glisse, de photos de sports d’hiver et de vidéos sportives, nous sommes partis rejoindre Fanny, dont la mère et la cœur étaient à Moscou pour la semaine. Nous nous sommes rendus compte en rentrant dans le métro à quel point la neige s’était infiltrée sous nos habits en entrant dans la station de métro derrière le parc : celle-ci ne nous mouillait pas jusqu’ici puisque par moins dix, la neige ne fond pas, même sous quelques couches de vêtement. Dans le métro, par vingt-cinq degrés, elle fond par contre à une vitesse alarmante, et nous qui étions secs en sortant du parc, nous sommes retrouvés trempés comme bretons sous la tempête en nous asseyant dans les wagons du métro.
Sur Tvierskaïa, avant d’aller se réchauffer autour d’un thé bien chaud dans un café, nous sommes passés devant le plus classe des supermarchés à l’est du rideau de fer. A l’ouest aussi d’ailleurs. Situé dans les beaux quartiers et nommé « Magasin de l’Elysée », ce supermarché est une immense épicerie fine, dans des locaux du plus pur style Baroque (tendance Rococo) où l’on peut trouver la plupart des mets les plus luxueux de notre bonne vieille Cœur, des cafés italiens, des chocolats belges et suisses, des fromages en veux tu – en voilà, des vins... Avec nos grosses chaussures et nos habits trempés, nous ne correspondions pas exactement au standing du magasin, mais qu’importe ! J’ai failli verser une larme devant les yaourts aux fruits Mamie Nova, les bûches de fromage de chèvre, les jambons crus, toutes ces choses introuvables ailleurs. Malheureusement, pas de Reblochon (ça nous aurait coûté une fortune de toute façon). J’aimerais faire une petite parenthèse sur les vins français à Moscou. Je crois que les services commerciaux des vignobles bordelais ont réussi une incroyable entourloupette, le casse du siècle, une arnaque en or, en refilant leurs pires bouteilles aux magasins moscovites : beaucoup de magasins vendent ici des vins français, et uniquement du Bordeaux, seulement toutes les bouteilles sont de l’année 2004, qui semble-t-il fût une des pires années de ces deux dernières décennies. Toutes ces bouteilles sont bien sûr vendues au prix des meilleurs vins, et les autochtones s’extasient sur les moins bons cépages du pire crû en faisant l’éloge des vins français, sans savoir qu’on leur a refilé de la piquette... fin de la parenthèse. Quoi qu’il en soit nous avons passé pas mal de temps dans ce magasin, à admirer de magnifiques camemberts à six euros, des yaourts « la laitière » au citron aux prix non communicables et des apéricubes à (tenez vous bien) douze euros la petite boîte. Nous sommes repartis avec de véritables oeufs « Kinder Surprise », nous dépêchant de trouver un café à notre goût pour sécher nos vêtements et déguster ces merveilles. Nous avons finalement pris place dans un autre lieu assez classe de la rue Tvierskaïa (même dans les lieux huppés, le thé reste de toute façon à des prix dérisoires) feuilletant des magasines locaux en finissant de faire fondre la glace qui se trouvait dans nos poches avant d’être rejoint par Fanny et ses deux invitées venues tout droit de Haute Savoie pour lui rendre visite. De ces quelques heures passées dans le bar, j’ai retenu deux choses importantes (trois si on considère la cuillère à thé que j’ai piqué en partant) : la première, c’est que le tant attendu Tome 7 de Harry Potter sortira en juillet (Fab et moi sommes devenus fous en apprenant ça, même si Fanny n’en a rien à cirer), et la seconde, non moins importante : la mère de Fanny nous a ramené un énorme Reblochon... Après des mois de privations, nous allons enfin pouvoir nous taper une tartiflette géante, cuisinée par nos soins en plein cœur de la sainte et froide Russie.
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