TOME 16 : Pèlerinage
Fédor m'a tellement parlé de vous...
Deux petites choses à propos de ce chapitre :
1- Pour saisir toutes les références littéraires égrenées tout au long du texte, lisez les romans de Dostoïevski.
2- J'ai découvert le principe des notes et renvois, j'en ai légèrement abusé, désolé.
Tout comme certains vont se recueillir à Lourdes, à la Mecque, aux Galeries Lafayette, à St Jacques de Compostelle, devant la maison d'Elvis Presley ou au Père Lachaise, j'ai ressenti le besoin à mon tour d'aller faire un petit pèlerinage, dans un lieu évoqué tant de fois dans ces textes saints qui marquèrent fortement le début de la fin de mon adolescence (1). Cela fait déjà quelques années que je m'étais juré d'aller flaner sur la perspective Nevski, axe principal de la ville de Saint-Petersbourg où se sont déroulées tant de scènes issues des livres de mon seigneur et maître Fiédor Dostoïevski, et m'accouder à la balustrade du pont sur la Fontanka faisait partie des quelques choses à faire obligatoirement avant la fin de mes jours. A vingt et une piges j'ai sûrement encore le temps, mais il serait stupide de ne pas profiter de l'occasion de n'être qu'à huit heures de train de cette mystérieuse cité pour ne pas aller y faire un tour.
Et voici que quelques jours avant mon retour en France -un jeudi soir- alors que je gambergeais tranquillement sur mon matelas pneumatique en attendant le sommeil, une révélation m'est tombée en travers du cerveau, réalisation soudaine de l'urgence de la situation : "Si je n'y vais pas demain, je n'aurai plus jamais l'occasion d'y foutre les pieds ! Le froid est presque terminé, l'eau de la fonte des neiges s'est envolée, et je quitte de toute façon le pays dans dix jours, c'est mon dernier week-end de libre !". Je me suis relevé et ai réglé mon réveil deux heures plus tôt afin de passer à la gare de Leningrad le lendemain matin et d'acheter un billet alller-retour avant de commencer ma journée à l'école. C'est dit, demain, je pars ! A la gare, les gens au guichet n'ont généralement pas envie de perdre leur temps à baragouiner avec des étrangers, on m'avait déjà prévenu, Lisa et Paula en avait fait les frais... Aussi, quand la première guichetière m'a envoyé balader parce que je ne comprenais pas une de ses questions, je ne me suis pas découragé, et je suis passé au guichet d'à côté. Là, je suis tombé sur quelqu'un de sympa, et en quelques minutes, j'avais un billet aller-retour pour Saint-Pétersbourg, départ le soir même, à 1h 30 du matin. Voilà, tout est prêt. Vers onze heures du soir, après que tous mes voisins et voisines m'ont souhaité bon voyage (je suis de retour après demain, ne vous inquiétez pas), je pars en direction de la gare de Leningrad, avec dans mon sac un pull supplémentaire (il paraît qu'il fait froid là-bas), le guide du routard de Fabienne, un goûter pour la soirée et de quoi petit déjeuner en arrivant à "Pitier" comme on dit chez les Russes. Les Français disent "Saint-Pet" mais ça fait Club-Med et les touristes français en Russie m'énervent tellement que j'évite de parler comme eux, déjà que je ne me sens pas tellement à l'aise avec un Guide du Routard planqué dans ma poche... En arrivant à la gare vers minuit et quart (je suis très en avance, mais après les métros ne fonctionnent plus) je me rends compte que j'ai oublié de prendre avec moi l'essentiel ! Je cours chez un bureau de presse, m'achète un carnet, et quelques mètres plus loin un stylo bille bleu... ce coup-ci, j'ai tout ce qu'il me faut. En attendant mon train -plus d'une heure à tuer- je flâne aux alentours de la gare, passe un coup de fil à mon amoureuse puis retourne rapidement dans la gare, parce qu'il commence à faire froid et qu'une bande de jeunes, bourrés comme des ours, essaye de me taxer le peu d'argent que j'ai dans les poches. En même temps, il y a tellement de miliciens autour de la gare que je pense qu'ils ne peuvent pas faire grand chose à qui que ce soit. Enfin bref, l'heure tourne, et le train numéro 048 en direction de Saint-Pétersbourg est entré en gare voie 4. En longeant le train à la recherche de mon wagon, je découvre avec une légère amertume que le train de 1h 30 n'est pas un train couchette mais un train tout à fait ordinaire (quoi qu'issu de la période soviétique, avec faucilles et marteaux dorés tous les soixante centimètres) avec des sièges alignés suffisamment près les uns des autres pour qu'un type d'un mètre quatre-vingt sept comme moi n'ai aucune chance de s'asseoir confortablement. En effet, une fois à ma place, je n'ai d'autre choix que de placer mes genoux derrière mes oreilles pour ne pas déborder de mon siège. Heureusement, je suis du côté de la fenêtre, je pourrais au moins m'écraser contre celle ci si je veux essayer de dormir. Avant le départ, un garçon de mon âge s'assoit à mes cotés. Il s'appelle Vania, et va à Pieter avec quelques amis pour voir le match Moscou / Saint-Pétersbourg qui aura lieu dans la journée de demain. Il est en quatrième année de français à l'université de Moscou, et parle donc ma langue avec autant (voir plus) de facilité que moi. Il a un vocabulaire incroyable, un accent à peine perceptible, mais je dois tout de même lui expliquer que deux jeunes de notre âge n'ont pas besoin de se vouvoyer (en russe le vouvoiement est beaucoup moins protocolaire qu'en français). Il confond également systématiquement les termes "chinois" et "chien", ce dont je me rends compte quand il fait la remarque que "Ce train est vraiment rempli de chiens", et que "Ces touristes chiens sont venus en train de Beijing".
Quand il se lève pour rejoindre ses camarades (le train n'est pas encore parti) je m'endors en sursaut, et il fait déjà jour quand je me réveille. Durant la nuit, on nous a distribué des plateaux comportant un nécessaire de toilette et un petit déjeuner (2). En me remplissant la panse de cet inattendu petit déjeuner, je regarde par la fenêtre et je me dis que la fonte des neiges a l'air de juste terminer, vu les quantités d'eau qui inondent les champs, les routes et les forêts. Cela fait maintenant une heure que je regarde cette forêt défiler à la fenêtre, et c'est sûrement la première fois que j'ai l'occasion de voir une forêt de bouleaux inondée, pleine de roseaux et à priori plus grande que la Belgique. Puis je réalise que le responsable de wagon, tapi dans son minuscule compartiment est un homme (les diéjournas sont généralement des femmes) et surtout qu'il vend des boissons chaudes (3)! Je vais pouvoir me boire un thé, ou un café, trois grandes tasses de thé, finalement. Quand j'explique à Vania qu'en France on a personne dans le train pour nous distribuer des repas ou servir du thé, il me dit que c'est normal parce que c'est un tout petit pays ou les gens ne passent pas cinq jours dans le train pour aller d'une ville à l'autre. Il n'a pas tort, le bougre, n'empêche que la SNCF devrait en prendre de la graine. Je ne sais pas combien de cigarettes j'aurai fumé en regardant des forêts de bouleaux inondées coincé dans le petit espace fumeur entre les wagons, mais ce n'est pas vraiment pire que Vania et ses copains qui se seront enfilé une pinte chacun avant que ne sonnent neuf heures... Un instant les arbres s'écartent et nous laissent voir un lac encore partiellement gelé, il fait froid ici. Puis petit à petit apparaissent quelques datchas, puis de loin en loin d'immenses usines désaffectées, vieux restes de l'URSS, encore impressionnantes malgré la rouille, qui nous préviennent que dans peu de temps, nous atteindrons Pétersbourg. Puis nous pénétrons la zone industrielle, et si Petersbourg est réputée comme une des plus belles villes du monde, ses banlieues ne valent pas vraiment le coup d'œil ; de nombreux trains sont arrêtés sur les voies de garage, la gare ne doit pas être loin. Je vois un immense train-citerne dont chaque wagon est estampillé Baltika, une des bières les plus bues en Russie - il faut croire que les Petersbourgeois picolent autant que les Moscovites. Il a l'air de vraiment faire froid dehors, il faut dire qu'on a fait 650 kilomètres tout droit vers le nord pendant la nuit, j'ai bien fait de prendre ma doudoune. La météo a prévu quelque chose comme 4 degrés aujourd'hui, il faudra faire avec. Les trains sont de plus en plus nombreux sur les voies, les usines font place à des immeubles, et nous voici en gare de Pétersbourg. Je dis au revoir à Vania et me précipite au dehors de la gare - me voici sur la place Vostania, qui coupe en deux la perspective Nevski.
Ca y est, j'y suis ! Je me sens un peu comme un gamin qui arriverait à Disneyland, j'ai les yeux grands ouverts, je regarde tout avec émerveillement. J'aurai du mal à faire croire à qui que ce soit que je ne suis pas un touriste. Première constatation : nous ne sommes pas à Moscou. Ici les rues n'ont rien à voir, cette ville est bien plus ancienne, plus propre, plus riche... La plus européenne des villes de Russie ne porte pas comme sa capitale les marques de l'URSS, ni celles de la crise. Car si cette ville est plus riche, elle a également caché tout ce qui pourrait dans ses rues trahir la pauvreté qui plombe Moscou, pour impressionner les participants au G8 qui s'est déroulé il y a peu de temps de ça... Pas de kiosque à chaque coin de rue, pas de mamies vendant tout et n'importe quoi à la sauvette, personne ne faisant la manche... Pétersbourg est au premier regard une ville magnifique, et les Petersbourgeois l'ont compris, Petersbourg est donc une ville touristique, probablement la seule en Russie à attirer tant de monde en ses murs. Après avoir demandé mon chemin à un passant, je m'engage sur Nevski, en direction de la Néva, le fleuve qui à Saint-Pétersbourg se jette dans le golfe de Suède. Moi qui adore me promener en ville le nez en l'air et dévisager les bâtiments un à un, je suis aux anges et pendant quelques instants je me prends pour le rêveur des "Nuits Blanches"(4) dont les façades des immeubles petersbourgeois sont les meilleurs amies, et qui ne se lasse jamais de les contempler... Je le comprends le bougre, en seulement trois minutes Paris vient de perdre une place dans ma liste des plus jolies villes où se balader. Je flâne tant que je peux (si tant est qu'il est possible de se forcer à flâner) découvre à chaque coin de rue de nouvelles merveilles, Gostini Dvor, les églises, les bâtiments de l'époque de l'Empire... Il est remarquable que malgré l'absence totale d'unité architecturale, aucun bâtiment, immeuble ou palais ne semble être superflu, tout s'accorde à merveille ! En arrivant au bout de la perspective, j'ai le choix entre, à gauche le Palais de l'Amirauté et à droite, après une arche, la Place du Palais où se trouvent le Palais d'Hiver où vécu Catherine II et le Musée de l'Hermitage. Comme vous commencez à le saisir, cette ville est pleine de palais. En me reposant quelques minutes devant l'Amirauté (cela fait déjà deux heures que je marche), je songe à tout plaquer et chercher un boulot ici. D'autres que moi seraient aussi sur le point de craquer ! Je me dirige alors doucement vers le Pont du Palais qui franchit la Grande Neva, que je traverse en craignant d'y croiser mon "sosie maléfique" (4)... Tout va bien, j'arrive sans encombres sur l'Ile Vassilievski(5). Je m'engage sur la Grande Perspective puis sur la sixième de "Lignes" perpendiculaires à celle-ci. C'est une magnifique rue piétonne, très empruntée bien qu'assez étroite comparée aux autre rues. On est vraiment loin de Moscou, des musiciens jouent tout le long de la rue, et je m'assois près de trois grand-mères qui chantent accompagnées d'un accordéoniste vieux comme les robes de ses trois compères. Je déjeune de blinis au poulet et de café noir achetés a une Caucasienne (6) d'une extrême gentillesse mais incroyablement laide, dont toutes les dents sont en or. Pendant que je mange assis sur mon banc, un gamin se planque dans la fontaine (vide) en face de moi et fait mine de me tirer dessus avec un pistolet imaginaire. Je reçois la balle droit au coeur et agonise en pleine rue ; les passants me regardent de travers... Le gamin se fait attraper par sa mère et reçoit une taloche dont il se souviendra au moins les dix prochaines minutes. Sa mère s'éloigne en le traînant par le col tandis qu'il me fait un dernier coucou de la main.
Cela fait maintenant quatre heures que je marche dans les rues, et je commence sérieusement à geler. Je me réfugie dans un café face à une Baltika. J'ai encore de nombreuses heures devant moi, et beaucoup de choses à voir, autant me reposer un moment et prendre quelques forces J'essaye de planquer le guide du routard qu'on m'a prêté, je ne veux pas passer pour un touriste... Comme j'ai l'habitude de commander une bière en russe, je parle avec suffisamment d'aisance pour essayer de faire croire que je suis dans le coin depuis un certain temps. Le fait d'être reconnu comme touriste, en plus de me gêner pour une raison qui d'ailleurs m'échappe est surtout très handicapant face aux miliciens, encore plus nombreux qu'à Moscou (7) qui comme dans toute la Russie ont tendance à arrondir leurs fins de mois en faisant les poches des Européens qui s'aventurent dans leur ville. A la table d'à-côté, ça parle football, et à priori l'équipe Pétersbourgeoise est en train de se prendre une sacrée tripotée... Après leur avoir demandé le score par curiosité, je finis par sympathiser avec les quatre quinquagénaires voisins, qui m'invitent à leur table où trônent plusieurs carafons de vodka. Pendant plus d'une heure, dans une ambiance chaleureuse, nous parlons de tout et de rien : Moscou, Pétersbourg, Jean Gabin, Depardieu... Les vins français et la vodka russe, Le Pen et Dostoïevski, le Mystère Russe qu'ils savent insondable pour les occidentaux, en russe et parfois en anglais (un seul d'entre eux le parle) ils ont l'air aussi intéressés de mon avis que je suis du leur. Mine de rien le niveau de vodka dans la carafe en face de moi a rudement diminué. Quand je remets mon sac sur le dos, ils m'invitent à venir les voir ici même lors de mon prochain passage chez eux ; ils passent leur vie autour de cette table, à l'entrée de ce bar, et je serai toujours le bienvenu. Voilà qui fait chaud au cœur !
Je dois avouer que je suis plutôt euphorique en quittant la sixième ligne, euphorique et un peu brumeux aussi. Je traverse maintenant la petite Néva vers une île dont j'ignore le nom (8) et me laisse balader au gré des rues les plus attrayantes, des immeubles et palais qui chatouillent ma curiosité. Je passe près du stade où a lieu le match, et tout le quartier est bouclé par les services de police pétersbourgeois et moscovites. C'est pas le moment de se faire remarquer. Je marche à un bon rythme, et pendant longtemps, le nez en l'air (je trébuche à plusieurs reprises sur des trottoirs, me cogne à deux ou trois personnes), jusqu'à me trouver tout à fait perdu. Je demande mon chemin à une jeune maman qui s'avère être une française vivant dans le quartier. Elle m'indique la route jusqu'à l'île St Pierre et Paul, ou se trouvent l'église et la forteresse du même nom. Je flâne dans ce lieu impressionnant puis m'assois sur un ancien embarcadère au bord de la Neva. D'ici on voit l'Ermitage, l'Amirauté, des quais à perte de vue, des milliers de bâtiment plus beaux les uns que les autres. Quand je retraverse les ponts sur les différents affluents de la Néva, l'incroyable vent qui ébouriffe mes cheveux pourtant courts (Stella me les a coupés il n'y a pas si longtemps) me rappelle que le Golfe de Finlande est tout proche, on croit l'apercevoir depuis certains ponts. Si j'avais le temps et le courage, je pousserai bien jusqu'à là, mais d'ici il faudrait traverser la zone industrielle et portuaire, pour finalement atterrir dans un port marchand. C'est dommage, dans une île plus au nord, des parcs s'étendent jusqu'à ce golfe.
Je vais faire un tour dans les jardins de l'Ermitage, mais à quelques minutes près j'arrive après la fermeture de la billetterie et dois donc me contenter d'une promenade autour du musée, sans pouvoir y mettre les pieds. Je m'assois face au Palais d'Hiver et repars vers la perspective Nevski afin de bifurquer vers les canaux, et marcher le long de la Fontanka (9) au bord de laquelle tant d'aventures se sont déjà déroulées sous mes yeux. Je connais déjà cette ville par tout ce que j'ai lu, en me promenant je ne fais que raviver des souvenirs, que mettre des images sur les mots... En arrivant près dudit canal, le froid et la fatigue aidant (il ne fait plus que quatre ou cinq degrés, et je me promène depuis vraiment longtemps), je sens la magie opérer, les souvenirs créés de toute pièce dans mon esprit par un auteur génial prennent forme, et je sombre petit à petit dans l'état d'esprit du rêveur (celui des "Nuits blanches",) et j'observe alors un changement dans la physionomie des gens autour de moi. Un certain Goliadkine m'attrape par le bras, et me dit qu'un complot se joue contre lui; il accuse son double, qui soit disant essaie prendre sa place et de lui faire perdre la raison, il m'explique qu'il y a des choses qui sont comme ceci et cela, je ne comprends plus ce qu'il me dit, il radote. Il est effrayant, ridicule, il court maintenant, il est déjà loin, il a tant d'affaires à régler ! Quand j'entre dans un café pour me réchauffer, me reposer, j'aperçois le jeune Dolgorouki. Il porte un nom de prince, mais c'est Dolgorouki tout court, son nom n'est qu'un vulgaire homonyme qui ne fait que lui rappeler son extraction pour le moins douteuse. Il braille à qui mieux-mieux contre les pères, l'autorité, la noblesse, l'Etat ! Il semble brûler de fièvre comme Goliadkine ; comme Goliadkine c'est après le monde entier qu'il en veut. Au fond du café est assis un étudiant nommé Raskolnikov, les cheveux ébouriffés, les yeux brillants, tremblant de tous ses membres, mal à l'aise face à son verre. Dans la poche de sa veste repose la fausse tabatière en argent finement emballée et durement ficelée grâce à laquelle il piégera demain la vieille usurière de la maison jaune à quelques rues d'ici. Il sait comment dans quelques heures il volera la hache dans la cuisine de sa logeuse, comment il la dissimulera sous son manteau... Il sait très bien comment tout cela finira. Je garde les yeux braqués au fond de mon chocolat chaud, je ne voudrais pas que mon regard rencontre le sien, de peur d'attirer son attention. Sans s'en rendre compte, il plonge déjà petit à petit dans la folie, si chère à son créateur ! Courbant l'échine, Alexandre Ivanovitch longe le café et oblique vers quelque ruelle perpendiculaire, ou il a vite fait de disparaître. Il y a encore quelques mois, il était précepteur chez une riche famille locale vivant princièrement dans un hôtel bourgeois d'une ville d'eau allemande. Pour les beaux yeux de Pauline Alexandrovna, il se serait jeté du haut de la pointe de Schlangenberg. Après s'être ruiné au jeu dans de rutilants casinos, il a été valet, avant de n'être finalement plus personne. Puis un groupe de supporters pétersbourgeois entre en beuglant dans le bar et rompt le charme. Bien que l'heure avance, le soleil est encore haut; je paye la note et reprend ma route.
Je réessaye un long moment de me perdre, sans succès : contrairement à Moscou, Pieter est une ville extrêmement touristique, des plans de quartier et des poteaux indicateurs sont plantés à chaque carrefour tandis que dans la capitale, il est souvent difficile de savoir le nom de la rue où l'on se trouve... De plus, le centre et ses alentours sont surtout constitués de "perspectives", rues si droites et si larges qu'on peut à chaque endroit en admirer les deux extrémités. Pas besoin d'avoir un sens de l'orientation surdéveloppé pour savoir en permanence où l'on se trouve. Je suis content de ne pas avoir pris avec moi un appareil photo... J'aurais eu à photographier chaque rue, chaque bâtiment, statue, fenêtre, car cette ville regorge de lieux non communs (10). En tout cas, Saint-Pétersbourg reste la capitale historique et culturelle de la Sainte Russie, et c'est ici que sont la plupart des trésors architecturaux, artistiques, voir pécuniers, vu le niveau de vie moyen qui me paraît bien plus élevé qu'à Moscou.
J'attends maintenant ma commande dans un bar qui fût très sympathique jusqu'à l'arrivée sur scène d'un "guitariste romantique" qui nous joue, accompagné d'une talentueuse boîte à rythme toutes les soupes mélodramatiques de ces dix dernières années. Sa reprise mielleuse de "Volare" restera à jamais gravé dans ma mémoire. L'assistance adore... les Pétersbourgeois ne sont pas plus adeptes du bon goût que les Moscovites à ce que je vois. En tout cas, bien que servies en petites portions, leurs salades sont succulentes (11). Un point pour eux. Bien qu'on n'en soit qu'aux premiers jours du printemps, il fait encore grand jour à neuf heures passées, je n'avais jamais été aussi loin dans le nord (12). J'aimerais vraiment être ici pour les nuits blanches, quand autour du solstice d'été le soleil ne se couche pas pendant quelques jours... ça sera pour la prochaine fois.
Au retour, j'ai une couchette ! Elle est plus confortable que mon lit à l'obchaga, mais située à 1m 60 du sol, et moins large que mes épaules et seulement longue d'un mètre quatre-vingts. Couché en chien de fusil pour y rentrer en entier, j'ai les genoux qui dépassent, je devrai faire attention à ne pas me viander... Dans le compartiment fumeur, je discute avec un jeune de mon âge pas étonné que j'ai fait l'aller-retour pour me promener un peu ; selon lui, Pieter est le meilleur endroit du monde pour une petite ballade...
(1) qui Dieu merci! n'est pas encore tout à fait terminée
(2)Très exactement, nous avons dans ce plateau : deux centimètres de fil dentaire fixé à un manche en plastique ; une brosse à dents et son tube de dentifrice ; un peigne ; un savon ; deux lingettes imbibées pour la peau ; une savonnette ; un couteau, une fourchette et une petite cuillère ; une plaque de chocolat ; deux verres d'eau et un verre de jus de pomme ; un muffin à la confiture ; deux petits pains ; une plaquette de beurre ; 40 grammes de mortadelle ; un sachet de cacahuètes ; un yaourt ; deux Vaches qui rie russes et une serviette en papier
(3) thé nature 10 rb
rondelle de citron 3 rb
sucre 4 rb
café 13 rb
biscuits 14 rb
(4) voir premier point de l'introduction
(5) la ville de Saint-Pétersbourg compte 44 îles, ainsi que 90 rivières et canaux
(6) il y a l'air d'avoir beaucoup moins de Caucasiens dans cette ville
(7) après renseignements j'ai appris que Pétersbourg est la ville la plus policée d'Europe
(8) il semblerait que ce soit l'île Petrogradski
(9) un des principaux canaux, qui coupe la perspective Nevski
(10) désolé...
(11) laitue, avocats, fromage de chèvre, langue de boeuf avec beaucoup de moutarde dans la sauce
(12) Saint Pétersbourg est la "grande ville (13)" la plus au nord du monde
(13) on y compte 4 500 000 d'habitants, au 60° parallèle
Fédor m'a tellement parlé de vous...
Deux petites choses à propos de ce chapitre :
1- Pour saisir toutes les références littéraires égrenées tout au long du texte, lisez les romans de Dostoïevski.
2- J'ai découvert le principe des notes et renvois, j'en ai légèrement abusé, désolé.
Tout comme certains vont se recueillir à Lourdes, à la Mecque, aux Galeries Lafayette, à St Jacques de Compostelle, devant la maison d'Elvis Presley ou au Père Lachaise, j'ai ressenti le besoin à mon tour d'aller faire un petit pèlerinage, dans un lieu évoqué tant de fois dans ces textes saints qui marquèrent fortement le début de la fin de mon adolescence (1). Cela fait déjà quelques années que je m'étais juré d'aller flaner sur la perspective Nevski, axe principal de la ville de Saint-Petersbourg où se sont déroulées tant de scènes issues des livres de mon seigneur et maître Fiédor Dostoïevski, et m'accouder à la balustrade du pont sur la Fontanka faisait partie des quelques choses à faire obligatoirement avant la fin de mes jours. A vingt et une piges j'ai sûrement encore le temps, mais il serait stupide de ne pas profiter de l'occasion de n'être qu'à huit heures de train de cette mystérieuse cité pour ne pas aller y faire un tour.
Et voici que quelques jours avant mon retour en France -un jeudi soir- alors que je gambergeais tranquillement sur mon matelas pneumatique en attendant le sommeil, une révélation m'est tombée en travers du cerveau, réalisation soudaine de l'urgence de la situation : "Si je n'y vais pas demain, je n'aurai plus jamais l'occasion d'y foutre les pieds ! Le froid est presque terminé, l'eau de la fonte des neiges s'est envolée, et je quitte de toute façon le pays dans dix jours, c'est mon dernier week-end de libre !". Je me suis relevé et ai réglé mon réveil deux heures plus tôt afin de passer à la gare de Leningrad le lendemain matin et d'acheter un billet alller-retour avant de commencer ma journée à l'école. C'est dit, demain, je pars ! A la gare, les gens au guichet n'ont généralement pas envie de perdre leur temps à baragouiner avec des étrangers, on m'avait déjà prévenu, Lisa et Paula en avait fait les frais... Aussi, quand la première guichetière m'a envoyé balader parce que je ne comprenais pas une de ses questions, je ne me suis pas découragé, et je suis passé au guichet d'à côté. Là, je suis tombé sur quelqu'un de sympa, et en quelques minutes, j'avais un billet aller-retour pour Saint-Pétersbourg, départ le soir même, à 1h 30 du matin. Voilà, tout est prêt. Vers onze heures du soir, après que tous mes voisins et voisines m'ont souhaité bon voyage (je suis de retour après demain, ne vous inquiétez pas), je pars en direction de la gare de Leningrad, avec dans mon sac un pull supplémentaire (il paraît qu'il fait froid là-bas), le guide du routard de Fabienne, un goûter pour la soirée et de quoi petit déjeuner en arrivant à "Pitier" comme on dit chez les Russes. Les Français disent "Saint-Pet" mais ça fait Club-Med et les touristes français en Russie m'énervent tellement que j'évite de parler comme eux, déjà que je ne me sens pas tellement à l'aise avec un Guide du Routard planqué dans ma poche... En arrivant à la gare vers minuit et quart (je suis très en avance, mais après les métros ne fonctionnent plus) je me rends compte que j'ai oublié de prendre avec moi l'essentiel ! Je cours chez un bureau de presse, m'achète un carnet, et quelques mètres plus loin un stylo bille bleu... ce coup-ci, j'ai tout ce qu'il me faut. En attendant mon train -plus d'une heure à tuer- je flâne aux alentours de la gare, passe un coup de fil à mon amoureuse puis retourne rapidement dans la gare, parce qu'il commence à faire froid et qu'une bande de jeunes, bourrés comme des ours, essaye de me taxer le peu d'argent que j'ai dans les poches. En même temps, il y a tellement de miliciens autour de la gare que je pense qu'ils ne peuvent pas faire grand chose à qui que ce soit. Enfin bref, l'heure tourne, et le train numéro 048 en direction de Saint-Pétersbourg est entré en gare voie 4. En longeant le train à la recherche de mon wagon, je découvre avec une légère amertume que le train de 1h 30 n'est pas un train couchette mais un train tout à fait ordinaire (quoi qu'issu de la période soviétique, avec faucilles et marteaux dorés tous les soixante centimètres) avec des sièges alignés suffisamment près les uns des autres pour qu'un type d'un mètre quatre-vingt sept comme moi n'ai aucune chance de s'asseoir confortablement. En effet, une fois à ma place, je n'ai d'autre choix que de placer mes genoux derrière mes oreilles pour ne pas déborder de mon siège. Heureusement, je suis du côté de la fenêtre, je pourrais au moins m'écraser contre celle ci si je veux essayer de dormir. Avant le départ, un garçon de mon âge s'assoit à mes cotés. Il s'appelle Vania, et va à Pieter avec quelques amis pour voir le match Moscou / Saint-Pétersbourg qui aura lieu dans la journée de demain. Il est en quatrième année de français à l'université de Moscou, et parle donc ma langue avec autant (voir plus) de facilité que moi. Il a un vocabulaire incroyable, un accent à peine perceptible, mais je dois tout de même lui expliquer que deux jeunes de notre âge n'ont pas besoin de se vouvoyer (en russe le vouvoiement est beaucoup moins protocolaire qu'en français). Il confond également systématiquement les termes "chinois" et "chien", ce dont je me rends compte quand il fait la remarque que "Ce train est vraiment rempli de chiens", et que "Ces touristes chiens sont venus en train de Beijing".
Quand il se lève pour rejoindre ses camarades (le train n'est pas encore parti) je m'endors en sursaut, et il fait déjà jour quand je me réveille. Durant la nuit, on nous a distribué des plateaux comportant un nécessaire de toilette et un petit déjeuner (2). En me remplissant la panse de cet inattendu petit déjeuner, je regarde par la fenêtre et je me dis que la fonte des neiges a l'air de juste terminer, vu les quantités d'eau qui inondent les champs, les routes et les forêts. Cela fait maintenant une heure que je regarde cette forêt défiler à la fenêtre, et c'est sûrement la première fois que j'ai l'occasion de voir une forêt de bouleaux inondée, pleine de roseaux et à priori plus grande que la Belgique. Puis je réalise que le responsable de wagon, tapi dans son minuscule compartiment est un homme (les diéjournas sont généralement des femmes) et surtout qu'il vend des boissons chaudes (3)! Je vais pouvoir me boire un thé, ou un café, trois grandes tasses de thé, finalement. Quand j'explique à Vania qu'en France on a personne dans le train pour nous distribuer des repas ou servir du thé, il me dit que c'est normal parce que c'est un tout petit pays ou les gens ne passent pas cinq jours dans le train pour aller d'une ville à l'autre. Il n'a pas tort, le bougre, n'empêche que la SNCF devrait en prendre de la graine. Je ne sais pas combien de cigarettes j'aurai fumé en regardant des forêts de bouleaux inondées coincé dans le petit espace fumeur entre les wagons, mais ce n'est pas vraiment pire que Vania et ses copains qui se seront enfilé une pinte chacun avant que ne sonnent neuf heures... Un instant les arbres s'écartent et nous laissent voir un lac encore partiellement gelé, il fait froid ici. Puis petit à petit apparaissent quelques datchas, puis de loin en loin d'immenses usines désaffectées, vieux restes de l'URSS, encore impressionnantes malgré la rouille, qui nous préviennent que dans peu de temps, nous atteindrons Pétersbourg. Puis nous pénétrons la zone industrielle, et si Petersbourg est réputée comme une des plus belles villes du monde, ses banlieues ne valent pas vraiment le coup d'œil ; de nombreux trains sont arrêtés sur les voies de garage, la gare ne doit pas être loin. Je vois un immense train-citerne dont chaque wagon est estampillé Baltika, une des bières les plus bues en Russie - il faut croire que les Petersbourgeois picolent autant que les Moscovites. Il a l'air de vraiment faire froid dehors, il faut dire qu'on a fait 650 kilomètres tout droit vers le nord pendant la nuit, j'ai bien fait de prendre ma doudoune. La météo a prévu quelque chose comme 4 degrés aujourd'hui, il faudra faire avec. Les trains sont de plus en plus nombreux sur les voies, les usines font place à des immeubles, et nous voici en gare de Pétersbourg. Je dis au revoir à Vania et me précipite au dehors de la gare - me voici sur la place Vostania, qui coupe en deux la perspective Nevski.
Ca y est, j'y suis ! Je me sens un peu comme un gamin qui arriverait à Disneyland, j'ai les yeux grands ouverts, je regarde tout avec émerveillement. J'aurai du mal à faire croire à qui que ce soit que je ne suis pas un touriste. Première constatation : nous ne sommes pas à Moscou. Ici les rues n'ont rien à voir, cette ville est bien plus ancienne, plus propre, plus riche... La plus européenne des villes de Russie ne porte pas comme sa capitale les marques de l'URSS, ni celles de la crise. Car si cette ville est plus riche, elle a également caché tout ce qui pourrait dans ses rues trahir la pauvreté qui plombe Moscou, pour impressionner les participants au G8 qui s'est déroulé il y a peu de temps de ça... Pas de kiosque à chaque coin de rue, pas de mamies vendant tout et n'importe quoi à la sauvette, personne ne faisant la manche... Pétersbourg est au premier regard une ville magnifique, et les Petersbourgeois l'ont compris, Petersbourg est donc une ville touristique, probablement la seule en Russie à attirer tant de monde en ses murs. Après avoir demandé mon chemin à un passant, je m'engage sur Nevski, en direction de la Néva, le fleuve qui à Saint-Pétersbourg se jette dans le golfe de Suède. Moi qui adore me promener en ville le nez en l'air et dévisager les bâtiments un à un, je suis aux anges et pendant quelques instants je me prends pour le rêveur des "Nuits Blanches"(4) dont les façades des immeubles petersbourgeois sont les meilleurs amies, et qui ne se lasse jamais de les contempler... Je le comprends le bougre, en seulement trois minutes Paris vient de perdre une place dans ma liste des plus jolies villes où se balader. Je flâne tant que je peux (si tant est qu'il est possible de se forcer à flâner) découvre à chaque coin de rue de nouvelles merveilles, Gostini Dvor, les églises, les bâtiments de l'époque de l'Empire... Il est remarquable que malgré l'absence totale d'unité architecturale, aucun bâtiment, immeuble ou palais ne semble être superflu, tout s'accorde à merveille ! En arrivant au bout de la perspective, j'ai le choix entre, à gauche le Palais de l'Amirauté et à droite, après une arche, la Place du Palais où se trouvent le Palais d'Hiver où vécu Catherine II et le Musée de l'Hermitage. Comme vous commencez à le saisir, cette ville est pleine de palais. En me reposant quelques minutes devant l'Amirauté (cela fait déjà deux heures que je marche), je songe à tout plaquer et chercher un boulot ici. D'autres que moi seraient aussi sur le point de craquer ! Je me dirige alors doucement vers le Pont du Palais qui franchit la Grande Neva, que je traverse en craignant d'y croiser mon "sosie maléfique" (4)... Tout va bien, j'arrive sans encombres sur l'Ile Vassilievski(5). Je m'engage sur la Grande Perspective puis sur la sixième de "Lignes" perpendiculaires à celle-ci. C'est une magnifique rue piétonne, très empruntée bien qu'assez étroite comparée aux autre rues. On est vraiment loin de Moscou, des musiciens jouent tout le long de la rue, et je m'assois près de trois grand-mères qui chantent accompagnées d'un accordéoniste vieux comme les robes de ses trois compères. Je déjeune de blinis au poulet et de café noir achetés a une Caucasienne (6) d'une extrême gentillesse mais incroyablement laide, dont toutes les dents sont en or. Pendant que je mange assis sur mon banc, un gamin se planque dans la fontaine (vide) en face de moi et fait mine de me tirer dessus avec un pistolet imaginaire. Je reçois la balle droit au coeur et agonise en pleine rue ; les passants me regardent de travers... Le gamin se fait attraper par sa mère et reçoit une taloche dont il se souviendra au moins les dix prochaines minutes. Sa mère s'éloigne en le traînant par le col tandis qu'il me fait un dernier coucou de la main.
Cela fait maintenant quatre heures que je marche dans les rues, et je commence sérieusement à geler. Je me réfugie dans un café face à une Baltika. J'ai encore de nombreuses heures devant moi, et beaucoup de choses à voir, autant me reposer un moment et prendre quelques forces J'essaye de planquer le guide du routard qu'on m'a prêté, je ne veux pas passer pour un touriste... Comme j'ai l'habitude de commander une bière en russe, je parle avec suffisamment d'aisance pour essayer de faire croire que je suis dans le coin depuis un certain temps. Le fait d'être reconnu comme touriste, en plus de me gêner pour une raison qui d'ailleurs m'échappe est surtout très handicapant face aux miliciens, encore plus nombreux qu'à Moscou (7) qui comme dans toute la Russie ont tendance à arrondir leurs fins de mois en faisant les poches des Européens qui s'aventurent dans leur ville. A la table d'à-côté, ça parle football, et à priori l'équipe Pétersbourgeoise est en train de se prendre une sacrée tripotée... Après leur avoir demandé le score par curiosité, je finis par sympathiser avec les quatre quinquagénaires voisins, qui m'invitent à leur table où trônent plusieurs carafons de vodka. Pendant plus d'une heure, dans une ambiance chaleureuse, nous parlons de tout et de rien : Moscou, Pétersbourg, Jean Gabin, Depardieu... Les vins français et la vodka russe, Le Pen et Dostoïevski, le Mystère Russe qu'ils savent insondable pour les occidentaux, en russe et parfois en anglais (un seul d'entre eux le parle) ils ont l'air aussi intéressés de mon avis que je suis du leur. Mine de rien le niveau de vodka dans la carafe en face de moi a rudement diminué. Quand je remets mon sac sur le dos, ils m'invitent à venir les voir ici même lors de mon prochain passage chez eux ; ils passent leur vie autour de cette table, à l'entrée de ce bar, et je serai toujours le bienvenu. Voilà qui fait chaud au cœur !
Je dois avouer que je suis plutôt euphorique en quittant la sixième ligne, euphorique et un peu brumeux aussi. Je traverse maintenant la petite Néva vers une île dont j'ignore le nom (8) et me laisse balader au gré des rues les plus attrayantes, des immeubles et palais qui chatouillent ma curiosité. Je passe près du stade où a lieu le match, et tout le quartier est bouclé par les services de police pétersbourgeois et moscovites. C'est pas le moment de se faire remarquer. Je marche à un bon rythme, et pendant longtemps, le nez en l'air (je trébuche à plusieurs reprises sur des trottoirs, me cogne à deux ou trois personnes), jusqu'à me trouver tout à fait perdu. Je demande mon chemin à une jeune maman qui s'avère être une française vivant dans le quartier. Elle m'indique la route jusqu'à l'île St Pierre et Paul, ou se trouvent l'église et la forteresse du même nom. Je flâne dans ce lieu impressionnant puis m'assois sur un ancien embarcadère au bord de la Neva. D'ici on voit l'Ermitage, l'Amirauté, des quais à perte de vue, des milliers de bâtiment plus beaux les uns que les autres. Quand je retraverse les ponts sur les différents affluents de la Néva, l'incroyable vent qui ébouriffe mes cheveux pourtant courts (Stella me les a coupés il n'y a pas si longtemps) me rappelle que le Golfe de Finlande est tout proche, on croit l'apercevoir depuis certains ponts. Si j'avais le temps et le courage, je pousserai bien jusqu'à là, mais d'ici il faudrait traverser la zone industrielle et portuaire, pour finalement atterrir dans un port marchand. C'est dommage, dans une île plus au nord, des parcs s'étendent jusqu'à ce golfe.
Je vais faire un tour dans les jardins de l'Ermitage, mais à quelques minutes près j'arrive après la fermeture de la billetterie et dois donc me contenter d'une promenade autour du musée, sans pouvoir y mettre les pieds. Je m'assois face au Palais d'Hiver et repars vers la perspective Nevski afin de bifurquer vers les canaux, et marcher le long de la Fontanka (9) au bord de laquelle tant d'aventures se sont déjà déroulées sous mes yeux. Je connais déjà cette ville par tout ce que j'ai lu, en me promenant je ne fais que raviver des souvenirs, que mettre des images sur les mots... En arrivant près dudit canal, le froid et la fatigue aidant (il ne fait plus que quatre ou cinq degrés, et je me promène depuis vraiment longtemps), je sens la magie opérer, les souvenirs créés de toute pièce dans mon esprit par un auteur génial prennent forme, et je sombre petit à petit dans l'état d'esprit du rêveur (celui des "Nuits blanches",) et j'observe alors un changement dans la physionomie des gens autour de moi. Un certain Goliadkine m'attrape par le bras, et me dit qu'un complot se joue contre lui; il accuse son double, qui soit disant essaie prendre sa place et de lui faire perdre la raison, il m'explique qu'il y a des choses qui sont comme ceci et cela, je ne comprends plus ce qu'il me dit, il radote. Il est effrayant, ridicule, il court maintenant, il est déjà loin, il a tant d'affaires à régler ! Quand j'entre dans un café pour me réchauffer, me reposer, j'aperçois le jeune Dolgorouki. Il porte un nom de prince, mais c'est Dolgorouki tout court, son nom n'est qu'un vulgaire homonyme qui ne fait que lui rappeler son extraction pour le moins douteuse. Il braille à qui mieux-mieux contre les pères, l'autorité, la noblesse, l'Etat ! Il semble brûler de fièvre comme Goliadkine ; comme Goliadkine c'est après le monde entier qu'il en veut. Au fond du café est assis un étudiant nommé Raskolnikov, les cheveux ébouriffés, les yeux brillants, tremblant de tous ses membres, mal à l'aise face à son verre. Dans la poche de sa veste repose la fausse tabatière en argent finement emballée et durement ficelée grâce à laquelle il piégera demain la vieille usurière de la maison jaune à quelques rues d'ici. Il sait comment dans quelques heures il volera la hache dans la cuisine de sa logeuse, comment il la dissimulera sous son manteau... Il sait très bien comment tout cela finira. Je garde les yeux braqués au fond de mon chocolat chaud, je ne voudrais pas que mon regard rencontre le sien, de peur d'attirer son attention. Sans s'en rendre compte, il plonge déjà petit à petit dans la folie, si chère à son créateur ! Courbant l'échine, Alexandre Ivanovitch longe le café et oblique vers quelque ruelle perpendiculaire, ou il a vite fait de disparaître. Il y a encore quelques mois, il était précepteur chez une riche famille locale vivant princièrement dans un hôtel bourgeois d'une ville d'eau allemande. Pour les beaux yeux de Pauline Alexandrovna, il se serait jeté du haut de la pointe de Schlangenberg. Après s'être ruiné au jeu dans de rutilants casinos, il a été valet, avant de n'être finalement plus personne. Puis un groupe de supporters pétersbourgeois entre en beuglant dans le bar et rompt le charme. Bien que l'heure avance, le soleil est encore haut; je paye la note et reprend ma route.
Je réessaye un long moment de me perdre, sans succès : contrairement à Moscou, Pieter est une ville extrêmement touristique, des plans de quartier et des poteaux indicateurs sont plantés à chaque carrefour tandis que dans la capitale, il est souvent difficile de savoir le nom de la rue où l'on se trouve... De plus, le centre et ses alentours sont surtout constitués de "perspectives", rues si droites et si larges qu'on peut à chaque endroit en admirer les deux extrémités. Pas besoin d'avoir un sens de l'orientation surdéveloppé pour savoir en permanence où l'on se trouve. Je suis content de ne pas avoir pris avec moi un appareil photo... J'aurais eu à photographier chaque rue, chaque bâtiment, statue, fenêtre, car cette ville regorge de lieux non communs (10). En tout cas, Saint-Pétersbourg reste la capitale historique et culturelle de la Sainte Russie, et c'est ici que sont la plupart des trésors architecturaux, artistiques, voir pécuniers, vu le niveau de vie moyen qui me paraît bien plus élevé qu'à Moscou.
J'attends maintenant ma commande dans un bar qui fût très sympathique jusqu'à l'arrivée sur scène d'un "guitariste romantique" qui nous joue, accompagné d'une talentueuse boîte à rythme toutes les soupes mélodramatiques de ces dix dernières années. Sa reprise mielleuse de "Volare" restera à jamais gravé dans ma mémoire. L'assistance adore... les Pétersbourgeois ne sont pas plus adeptes du bon goût que les Moscovites à ce que je vois. En tout cas, bien que servies en petites portions, leurs salades sont succulentes (11). Un point pour eux. Bien qu'on n'en soit qu'aux premiers jours du printemps, il fait encore grand jour à neuf heures passées, je n'avais jamais été aussi loin dans le nord (12). J'aimerais vraiment être ici pour les nuits blanches, quand autour du solstice d'été le soleil ne se couche pas pendant quelques jours... ça sera pour la prochaine fois.
Au retour, j'ai une couchette ! Elle est plus confortable que mon lit à l'obchaga, mais située à 1m 60 du sol, et moins large que mes épaules et seulement longue d'un mètre quatre-vingts. Couché en chien de fusil pour y rentrer en entier, j'ai les genoux qui dépassent, je devrai faire attention à ne pas me viander... Dans le compartiment fumeur, je discute avec un jeune de mon âge pas étonné que j'ai fait l'aller-retour pour me promener un peu ; selon lui, Pieter est le meilleur endroit du monde pour une petite ballade...
(1) qui Dieu merci! n'est pas encore tout à fait terminée
(2)Très exactement, nous avons dans ce plateau : deux centimètres de fil dentaire fixé à un manche en plastique ; une brosse à dents et son tube de dentifrice ; un peigne ; un savon ; deux lingettes imbibées pour la peau ; une savonnette ; un couteau, une fourchette et une petite cuillère ; une plaque de chocolat ; deux verres d'eau et un verre de jus de pomme ; un muffin à la confiture ; deux petits pains ; une plaquette de beurre ; 40 grammes de mortadelle ; un sachet de cacahuètes ; un yaourt ; deux Vaches qui rie russes et une serviette en papier
(3) thé nature 10 rb
rondelle de citron 3 rb
sucre 4 rb
café 13 rb
biscuits 14 rb
(4) voir premier point de l'introduction
(5) la ville de Saint-Pétersbourg compte 44 îles, ainsi que 90 rivières et canaux
(6) il y a l'air d'avoir beaucoup moins de Caucasiens dans cette ville
(7) après renseignements j'ai appris que Pétersbourg est la ville la plus policée d'Europe
(8) il semblerait que ce soit l'île Petrogradski
(9) un des principaux canaux, qui coupe la perspective Nevski
(10) désolé...
(11) laitue, avocats, fromage de chèvre, langue de boeuf avec beaucoup de moutarde dans la sauce
(12) Saint Pétersbourg est la "grande ville (13)" la plus au nord du monde
(13) on y compte 4 500 000 d'habitants, au 60° parallèle
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