jeudi 8 janvier 2009

TOME 9 : Tintin au Г.У.Ц.Э.И

TOME 9 : Tintin au Г.У.Ц.Э.И
lettre du 23 décembre 2006

Si je me suis beaucoup étalé sur certains aspects de mon quotidien à Moscou, il semblerait que j’ai quelque peu négligé d’aborder le sujet de ma formation à l’Ecole de Cirque de Moscou, qui est resté la raison « officielle » de ma présence au pays des Soviets. Государтвеное Училише Циркового и Эстрадного Искусства (Г.У.Ц.Э.И) signifiant Ecole Nationale des Arts du Cirque et de la Scène, vous noterez que je ne suis tout de même pas n’importe où. (Et s’il vous manque la moitié de la dernière phrase parce que votre ordinateur n’affiche pas le cyrillique, ressaisissez vous et faites quelque chose !). Ça paraît prestigieux comme ça, mais en tant qu’élève étranger, je n’y suis rentré que parce que mes parents versent chaque mois à l’école une somme passablement considérable pour les locaux, mais décente pour un européen étant donné le taux actuel du rouble. Je ne suis de ce fait pas considéré comme un élève, mais comme un stagiaire, même si j'ai une vrai carte d'étudiant au Г.У.Ц.Э.И.

L’école de Cirque de Moscou est une sacré légende dans le monde du cirque traditionnel et depuis 1927 y ont été formés la plupart des grands noms du cirque : étant donné qu’il n’y à qu’une école en Russie, pays du cirque, vous pouvez facilement imaginer que toutes les grandes dynasties de la piste sont passées par là… Même si je n’y suis pas entré au mérite, je dois avouer que je suis tout même assez fier d’apprendre mon métier ici, dans les règles et la tradition des Circassiens de l’Est. Les bâtiments sont faits pour l’entraînement ainsi que pour le spectacle, les salles regorgent de matériel de cirque, il y a un nombre incalculable d’enseignants… On se sent vite bien ici ! Pour en raconter un peu plus, voyons par exemple la semaine type d’un stagiaire étranger… disons moi, pour faire plus simple. Comme la plupart de mes journées sont les mêmes, la semaine type ne comprendra que deux jours afin d’éviter toute redondance. On prendra donc un lundi type et un mardi type, pour le reste de la semaine, considérons que tout se passe de la même manière, sauf qu’à mesure des jours mes muscles s'endolorissent et je suis de plus en plus fatigué.

Par un hasard de circonstances, il se trouve que je n’ai jamais cours le matin. Si, durant les deux premières semaines, j’en ai profité pour me reposer dans de longues grasses matinées (les après-midi sont éprouvants) je me force maintenant à me lever tous les matins pour m’entraîner seul dans le « manège », la salle circulaire servant de salle de cours et de salle de spectacle. En général, cette salle est pleine à craquer, et il faut accepter de ne pas toujours pouvoir prendre ses aises, ne pas prendre peur quand les trapézistes se balancent juste au dessus de ma tête et faire attention à ne pas laisser rouler mes balles entre les pieds des acrobates qui risqueraient de s’emmêler les pinceaux, ce qui a parfois à des conséquences tragiques. Vers midi, je mange à la cafétéria (coût du repas : quarante roubles), où des dames de cantine on ne peut plus Soviétiques servent des soupes, salades, viandes et féculents, toujours accompagnés de thé au citron ou de fruits au sirop puisqu'on ne peut pas boire l'eau du robinet sans la faire bouillir.

Ensuite cela varie suivant les jours : le lundi, Aliça Rachidovna m’attend dans la salle de classe numéro trois pour un cours de Russe de cinquante minutes. Elle ne parle ni Anglais, ni Français, et ces cours sont quelque peu inutiles pour ceux qui ne possèdent pas quelques bases de Russe. Arrive ensuite un de mes moments préférés de la semaine : le cours de danse classique avec la pétulante Lariça et sa pianiste Natacha. Lariça, la professeure de danse est une septuagénaire débordante d’énergie (certains la disent même octogénaire, mais il semblerait qu’elle n’en soit qu’à son soixante-dix septième hiver), qu’on peut entendre hurler dans toute l’école du matin au soir. Si elle hurle en permanence, Lariça n’en est pas moins une personne adorable, elle utilise seulement le même ton pour châtier les retardataires et les incapables et complimenter ses élèves préférés. Dont je fais partie, d’ailleurs. Je fais partie de ses chouchous, tout comme Lisa, avec qui je suis le cours de danse. Lariça est un peu notre mamie ici, elle nous donne à chaque cours des bonbons, des pirojkis fait-maison, passe sa vie à nous complimenter sur notre port altier et notre sens du rythme. Selon elle, si j’étais venu la voir quelques années plus tôt, elle aurait fait de moi un danseur professionnel. Ce dont je me permets de douter, malgré tout le respect que je lui dois. Natacha, la pianiste, n’est plus jeune que Lariça que de quelques années, et elle est amoureuse de la langue française. Elle ne comprend pas le français mais connaît pourtant par coeur tout Aznavour et Yves Montand, qu’elle me fait chanter chaque fois que je la croise dans les couloirs. Assez souvent, pour les exercices à la barre sur fond de musique classique, elle laisse échapper une ou deux mesures des « Feuilles Mortes » ou de « La Bohème », ayant été jusqu’à glisser un refrain d’Elvis Presley (qu’elle maîtrise également sur le bout des doigts) au beau milieu d’une valse, sans que Lariça ne surprenne la supercherie. S’ensuivent ensuite les étirements (de manière fortement aléatoire, j’ai du mal à être régulier dans mes exercices d’assouplissement, ne prenant aucun plaisir à me faire démembrer pour l’art) puis un petit passing (jonglage à plusieurs) avec Lisa, puis quand j’en ai le courage, une bonne heure de jonglage tout seul dans mon coin.

Tous les jours suivants se passent de la même manière : le matin, coups de pieds au derrière pour me forcer à travailler seul, repas à la cantine, puis deux heures de cours particulier avec Igor, considéré par les élèves comme le meilleur professeur de jonglerie de l’école. Si à chaque début de cours l’élève est sensé saluer son enseignant dans la plus vieille tradition circassienne, Igor m’épargne cela en me lançant un amical « priviet » et en m’écrasant généralement les doigts dans une poignée de main franche et virile. Igor est une ancienne star du cirque équestre, jongleur et acrobate comme on en fait peu. Quand il jongle, il est d’une précision diabolique, et quand ses élèves (ou n’importe qui, en fait) jonglent, il a un oeil aiguisé pour voir tous les défauts, les imperfections, les erreurs… Je passe donc deux heures face à lui (il s’assoit sur les strapontins du public) à travailler la précision et la vitesse, le placement du dos, des mains, des épaules… Ici, pas question de créativité, de recherche, de travail en mouvement, tout le monde travaille les quelques même figures, dans le but de les réaliser à cinq balles, a sept, à neuf… Igor possède deux autres élèves, mes copains Pacha et Youri, qui sont de loin les deux meilleurs jongleurs de l’école, preuve des capacités de leurs enseignants. Durant deux heures, je jongle donc avec le plus de balles possibles (pour l’instant six, il me lancera sur le sept en janvier) sous le regard permanent d’Igor, dont les cours sont soigneusement dirigés. Arrive ensuite le cours d’acrobatie avec Mikhaïl, cours dont la longueur varie entre quarante cinq minutes et une heure et quart. Quand je suis seul à son cours, quarante cinq minutes sont amplement suffisantes pour me sucer jusqu’à la mœlle des os. Quand d’autres élèves participent au cours (après au moins quinze minutes entre Mikhaïl et moi) l’usure totale de l’intégrité de mes muscles prend un peu plus de temps, et Mikhaïl ne me relâche que quand mes jambes refusent de me porter. S’ensuivent de manière aléatoire un passing avec Lisa, une séance d’étirements, une bonne heure de jonglage (suivant mon état musculaire, il est difficile de jongler avec les bras pleins de crampes) et une demi-heure sous une douche brûlante pour décontracter tout ça ! Il faut rajouter à cela un deuxième cours de russe, qui tombe dans la semaine à des heures différentes, suivant l’emploi du temps d’Aliça Rachidovna.

Pour les élèves russes il en est autrement : ils suivent à la fois un cursus scolaire (très léger le cursus, quelques heures par semaine) qui leur donnera –si je l’ai bien compris- une équivalence du Bac Russe et une formation circassienne de quatre années. Régulièrement, ils ont des examens, des présentations devant public qui laisse voir qu’on est resté ici à l’époque du traditionnel, et que les élèves n’ont rien à envier à leurs aînés : c’est à l’ancienne mais toujours aussi bien fait ! Si le cirque traditionnel se meurt en Europe, il a en Russie de beaux jours devant lui…

(N.B : Г.У.Ц.Э.И se prononce plus ou moins G.OU.TS.E.Y)

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