TOME 17 : Puisqu'il faut s'y résoudre
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Ça fait, à l'heure qu'il est, un sacré moment que j'ai quitté la Russie, j'ai pas été du tout à l'heure dans l'écriture de ce dernier chapitre, ce qui fait naturellement que la chronologie et la nature des événements qui se sont passés durant ma dernière semaine là-bas me sont pas mal sortis de la tête... je fais avec ce qu'il me reste.
En russe, spoutnik signifie "compagnon de voyage"
Le temps a passé très vite après mon passage à Saint-Pétersbourg. Dix jours après ce week-end-là, j'ai dû faire mes adieux à Moscou, et à tous les gens que j'y ai rencontrés. Sur les onze étrangers présents à l'école, nous étions huit à devoir partir dans la semaine suivante, ne laissant ici que Regina, Alex et Anastasia. Une ambiance de fin de règne flottait sur le groupe, et ces jours ont été ceux des dernières fois. Derniers cours, dernières ballades, dernières soirées, derniers repas, dernière poussée de fièvre m'ôtant la possibilité d'une dernière cuite, derniers flocons... Nous avons passé nos soirées entières les uns chez les autres, profitant des derniers instants à passer ensemble, sachant pour la plupart d'entre nous que nous ne reverrions probablement plus. Autant dire que j'ai eu sacrement le blues sur ces jours-ci. Les retours sont toujours tellement étranges, posant dilemmes, nous coinçant entre la joie de rentrer chez soi et la tristesse de laisser derrière nous des lieux et des personnes que l'on a rencontrés, apprivoisés, aimés, que l'on s'est appropriés et qu'on doit laisser derrière nous définitivement. Dieu que cette phrase est magnifique...
Je suis repassé quelques fois chez Fanny et Fabienne, nous y avons même une fois fait un petit repas à la française : il me restait dans mon sac un dernier bloc de foie gras, et la mère de Fanny avait laissé en repartant un bouteille de vin de la cave de son restaurant, un Bordeaux de 1986... Après plusieurs mois aux patates arrosées de ces infâmes bières russes, je n'osais même plus penser pouvoir faire un tel repas au cœur de cet empire de l'anti-gastronomie qu'est Moscou. Un as du couteau caucasien voisin des filles nous a même sauvé la mise quand le bouchon, friable au possible, a failli tomber au fond du goulot, ce qui aurait sonné la fin de notre petite réception de début d'après midi. Je commençais à jalouser sincèrement ces deux lyonnaises, d'autant que Fanny m'a parlé de sa tristesse de ne plus rester que quatre mois par ici. Je resterais bien encore un peu moi aussi ! Mais comme Fab m'a promis qu'elle aurait une chambre d'ami quand elle se sera définitivement installée dans un duplex rue Maroceïka, ça m'a pas mal consolé. Par contre, j'ignore si elle me laissera conduire son 4x4 Lexus...
A l'obchégitié, nous avons redoublé d'ardeur et d'assiduité, afin de voir tous ensemble jusqu'au dernier épisode de la dernière saison de Friends, toujours entassés à huit sur un canapé face au minuscule écran de mon ordinateur. Le dernier vendredi soir, nous avons passé la soirée dans la chambre de Linne, à jouer aux cartes, au jeu des post-it, à fumer comme des pompiers et à regarder la neige... Le lendemain matin, je me suis réveillé avec un mal de crâne à se fusiller et l'estomac dans un état lamentable, en pestant contre cette infâme gueule de bois qui nous fait toujours regretter la bonne soirée qu'on a passé la veille. En attrapant la bassine spécialement cachée sous mon lit pour les réveils douloureux, les fois où je passerai la nuit dehors en compagnie de Russes (qui sont fourbes et redoutables) je me suis souvenu que durant la soirée je n'avais bu en tout et pour tout qu'une bière... J'ai le front brûlant... J'aurai du me douter que quelque chose viendrait gâcher mon dernier week-end, je me retrouvais dans l'impossibilité de me prendre une dernière cuite moscovite ! Le sort est parfois cruel avec les innocents et les cœurs purs. Coup de chance, tout le monde étant sur les genoux (après trois mois moscovites sans vacances et avec le rythme qu'on avait, je ne trouve rien d'étonnant là dedans) il a été décidé qu'on passerait la soirée à la maison autour d'un bon gueuleton à faire des jeux stupides mais pas fatigants. J'étais soulagé de ne pas louper ça, même si la perspective de les voir s'en envoyer plein la paillasse en mangeant de mon côté un concombre sans sauce ne m'enchantait guère, surtout sachant que Simon préparait ses légendaires pâtes à la crème de crevette, pour lesquelles je n'hésiterais pas à vendre mes propres parents... La première difficulté fut de ne pas trop vomir en regardant les autres cuisiner (c'est fou comme les mets les plus délicats prennent un autre aspect quand notre tube digestif est en grève), épreuve que je passais avec brio. La seconde de rester éveillé durant la soirée... au cours du repas je repris de l'assurance, engloutissant même goulûment treize grammes de pâtes aux crevettes, quantité suffisante pour que j'arriva à satiété. Même Fabienne et Fanny furent de la partie, restant jusqu'à onze heures, s'apprêtant à braver les diéjournas qui ont la sale habitude de fermer leur obchaga . Si elles reviennent un jour vivantes de la Sainte Russie, on vous fera des pâtes à la Simon, il m'a refilé quelques tuyaux. La soirée fut exquise, bien que courte, nous fumes tous au lit à deux heures du matin, majoritairement sobre, à part Simon et Alex qui ne tiennent pas aussi bien qu'ils ne le prétendent face aux boissons locales.
Le lundi matin, veille du départ, je sortais après maintes pérégrinations de l'ambassade de Biélorussie avec un visa de transit ressemblant à s'y méprendre à un vrai, payé en dollars (la caissière de l'ambassade m'a remboursé en roubles, comme elle s'est plantée dans les taux, j'ai même eu droit à une petite ristourne). Etant en plein Kitaï Gorod (ce que je peux adorer ce quartier, Fabienne a vraiment intérêt à vite revenir ici quand elle aura fini ses études de traduction), proche du centre, je ne résistai pas à la tentation d'aller faire un dernier tour sur la Place Rouge, dire au revoir à ses merveilles et aux miliciens qui les protègent. Le temps s'était plutôt rafraîchi, et des nuages cachaient l'épaisse couche de pollution qui sépare les Moscovites du ciel... Les premiers flocons se sont mis à tomber lorsque, longeant la façade sud du Goum, j'entrai sur cette carte postale qu'est la Place Rouge. Remerciant Alain Gillot-Pétré pour la parfaite synchronisation des éléments, j'évitai des touristes français (sale engeance !) qui cherchaient leur chemin à l'entrée de la place. Bordel ! Que tout cela va me manquer... Je fis mes adieux à Saint Basile, au Kremlin, puis remontant vers le nord, au Manège, à Tvierskaïa... Je montai dans le premier métro, me dépêchant pour arriver à l'heure à mon dernier cours. Le soir, je me décidai à commencer à empaqueter mes valises, toute tentatives précédentes ayant été avortées par des "Ne remet pas à demain ce que tu peux faire après-demain" dus à mon absence totale d'envie de partir. Pour tout dire, j'avais en tout et pour tout décroché les affiches de propagande soviétique qui ornaient mes murs... Mardi matin, je bouclai tout ça avant de prendre une dernière fois le chemin de l'école, pour manger une dernière fois dans la cantine (et y ingurgiter une dernière fois un plat servi une fois par semaine que personne n'a jamais su identifier, au goût oscillant entre le boeuf, le poisson blanc et le poulet) remplir les derniers papiers dans le bureau de Tania et dire au revoir à tout le monde. Pas bien faciles les adieux... Le plus remarquable fut sans doute Igor, mon prof de jonglage qui me dit en me quittant : "Martin, quand tu jongleras en France, n'oublies jamais ce que je t'ai dit à propos de la position de ton poignet droit". Les autres ont été moins solennels, je ne sais pas combien de personnes j'ai serré dans mes bras cet après-midi là... Russes, Danoises, Arméniens, Biélorusses, Suédoises, Espagnols, Grecs et Ukrainiens m'ont souhaité bon voyage après de longues accolades à la limite de la larmoyance. En refermant la lourde porte de l'école, j'avais l'estomac dans la gorge et le coeur dans les talons. J'ai rejoint ma chambre, ou Fabienne est vite arrivée pour m'embarquer jusqu'à la gare. Ma voisine Nastia, la plus belle Russe du monde, est venue me dire au revoir lorsque je fermai à clef la porte de ma chambre, et ma guitare sur le dos et une valise dans chaque main (et une autre dans les bras de Fabienne) je me suis résolu à m'en aller. Le voyage jusqu'à la gare fut sans histoire, juste l'occasion de finir mon dernier abonnement de métro, et on arriva à la gare avec pas mal d'avance.
J'avais réservé mon billet de car à l'avance, mais connaissant les fourberies de l'administration locale, je pensais qu'arriver à l'heure serait un risque inutile... J'ai bien fait. Dernier passage au guichet "Vous payerez les 4125 Roubles au chauffeur, le départ se fait de l'autre côté de la gare". Il faut bien dix minutes pour contourner la gare, et dix de plus pour trouver le bon car. Quand je lui donne mes valises, le chauffeur me dit qu'il faudra ajouter un supplément "bagages" au 125 euros du billet. 125 euros ? "On paye toujours en euros sur cette ligne Monsieur, nous ne pouvons pas recevoir les roubles". Je commence à vouloir gueuler, mais quand je suis énervé je parle encore moins russe qu'en temps normal, alors Fabienne prend le relais, alternant un sourire triste et des yeux de faon orphelin à des tirades bien senties dans le plus pur style "Moscovite libérée sûre de ses droits", arrivant à convaincre le chauffeur de me prendre malgré tout. A cause du supplément, je me vois obligé de lui taper 500 roubles avant de lui faire mes ultimes adieux, de la remercier dix fois pour toutes les fois où elle m'a sauvé la mise et de monter dans le car, en compagnie de ces chauffeurs qui deux minutes plus tôt étaient prêts à me laisser sur le quai... Nous sommes partis, une neige mouillée dégringole d'un ciel aussi gris qu'un HLM soviétique, mais je profite tout de même du paysage, admirant Moscou, et son centre magnifique, puis le deuxième boulevard de ceinture qui nous fait passer dans ma rue avant de quitter la ville par l'autoroute.
Le car est beaucoup moins agréable qu'à l'aller, c'est un bête car, où l'on s'assoit inconfortablement, avec une barre au milieu du dos et les genoux sous le menton... Nous sommes assez nombreux dans le car, beaucoup plus qu'à l'aller, pas de place pour s'allonger, pas de samovar, pas de coin fumeur non plus, et les toilettes sont bouchées et sentent jusqu'à l'avant du car. Nous nous arrêtons juste avant le coucher du soleil le long d'une rivière où sont entreposées à la file une dizaines de petites baraques en bois où d'authentiques pêcheurs vendent leurs prises ; poissons frais de huit kilos ou poissons séchés aux allures de monstres marins, alevins macérant dans des bocaux... On a dû quitter Moscou depuis belle lurette pour tomber dans un tel endroit ! Après un passage aux toilettes publiques (celles du car sont définitivement hors d'usage, ce qui est fâcheux quand on entreprend un périple d'une cinquantaine d'heures) nous repartons sur la route de plus en plus cabossée qui va droit vers Minsk. Au milieu de la nuit, avant d'entrer au Bélarus, nous changeons de car entre deux entrepôts plantés en rase campagne. Le car est sensiblement le même, en plus confortable (toujours les genoux sous le menton, les autocars ne sont pas conçus pour des types avec des jambes de 1,20 m) avec des vrais toilettes qui sentent le Monsieur Propre fraîcheur printanière et deux nouveaux chauffeurs biélorusses à la mine avenante qui eux n'ont pas l'air d'avoir mangé leur mère au petit déjeuner. Il y a du mieux... Nous atteignons Minsk vers 6h du matin, et le car se remplit intégralement d'authentiques Biélorusses (Bélarussiens?). Je sors griller quelques clopes, mais mon pull ne me permet pas de rester bien longtemps sous la neige qui tombe à gros flocons, par huit degrés de froid. En rentrant dans le car, je lâche bruyamment qu'on se gèle le cul dans ce pays, et une voix me répond derrière moi que j'ai mal choisi ma destination si je ne supporte pas un petit moins huit. Ah, un français, j'ai tellement pris l'habitude de jurer à voix haute que je n'ai pas pensé que je pourrais ne pas être le seul français dans ce bus. En fait, sur la quarantaine de passagers, nous sommes deux, nos compatriotes ayant généralement les moyens de se payer un billet d'avion, ce qui n'est pas le cas des autochtones. Bien que français, mon voisin de rangée m'a tout de même l'air sympathique. Sa barbe bien taillée et sa chemise canadienne rangée dans son pantalon me font tout de suite penser à quelque séminariste en voyage initiatique. Il sort de son sac plusieurs ouvrages de théologie et s'attelle à une lecture scrupuleuse d'un livre de l'ancien testament, en soulignant au crayon à papier les passages intéressants. Bingo. Bien que croyant, lecteur averti et portant une chemise à carreaux rouge et marron, mon spoutnik est marié à une Biélorusse (donc statistiquement orthodoxe), et ses références à la sainte Église romaine me font savoir qu'il est catholique. Il n'est donc pas religieux, mais on n'est pas passé loin. Pendant que le chauffeur nous explique que nous arriverons à Paris aux alentours de minuit (comment ça minuit ? Il faudra prévenir Charline, je devais arriver en pleine après midi), mon compagnon -dont j'ai oublié le nom- m'explique d'une manière logique et implacable que croire en Dieu signifie voter Bayrou dès le premier tour, car il est le candidat de l'amour qui mettra fin à toutes ces guerres politiques responsables de la délinquance, du chômage, de la chute de niveau à l'école et de la grippe aviaire. Logique, oui. En attendant, il faudra trouver un moyen de dire à Charline de ne pas venir me chercher en RER, je ne veux pas qu'elle passe sa nuit à m'attendre dans une gare routière sordide à une heure et demi de chez elle.
Après avoir traversé villes et campagnes où fleure encore bon la péréstroïka, nous arrivons vers cet endroit toujours plus difficile à passer dans un sens que dans l'autre : la frontière Bélarusso-Polonaise, frontière entre le territoire "Russe" qui pour les passeports et visas contient encore le Bélarus et "l'Europe", cet espace rempli de dégénérés, de MST et de pédérastes. Autant mon camarade et moi, seuls Européens du car, passons cette ligne comme une lettre à la poste dont on est content de se débarrasser (une fois de plus j'enlève mes lunettes une demi-douzaine de fois pour ressembler à ma photo sur le passeport), autant nos amis slaves ont quelques difficultés : les Européens voient d'un mauvais œil l'arrivée des ces Slaves, venus des froides contrées où règnent l'alcool, la mafia, la main d'oeuvre bon marché et les prostituées de luxe. On peut humer ici une bonne vieille odeur de rideau de fer... Deux bonnes heures pour vérifier quelques passeports, deux de plus avant que les résidents des provinces caucasiennes ne récupèrent les leurs, deux ou trois minutes pour fouiller une centaine de valises. Une fois de plus, les plus bronzés sont fouillés tandis que les autres gardent les mains dans leurs poches... Ah, l'Europe ! Les températures s'adoucissent en Pologne, même si la nuit est déjà tombée lorsque nous nous y arrêtons pour nous dégourdir les jambes, faire craquer nos vertèbres, fumer treize clopes en vingt-cinq minutes et nous réapprovisionner en sandwichs... A la frontière allemande, mon compatriote (mais comment s'appelait-il ?) et moi sommes de nouveau chouchoutés, les Slaves et les bronzés de nouveau fouillés, inspectés, suspectés... Un Turc qui faisait le voyage avec nous (que Diable un Turc fait-il dans ce véhicule ?) se fait retenir plusieurs fois, évidemment. Puis, quand le soleil monte, nous réalisons que nous sommes passés des moins sept d'un hiver slave tardif au vingt-huit degrés d'un précoce été germanique en une vingtaine d'heures. Nous tombons les vestes, retirons nos godasses pour profiter d'une pelouse d'aire d'autoroute, retirons nos sweat-shirt, nous épongeons le front en nous regrettant déjà les rigueurs de l'hiver que nous venons de traverser. "Jamais content, hein ?" me lance mon pieux partenaire. D'une cabine téléphonique, je joins Charline, ma Pénélope, lui demandant de trouver quelqu'un pour me récupérer à la gare, car vu le retard que nous avons pris aux frontières, il n'y aura plus un seul RER à mon arrivée à Paris. Elle appelle en urgence mon parrain, seul parisien propriétaire d'une voiture de ma connaissance, qui oublie finalement de la rappeler...
Nous doublons pour la première fois une voiture immatriculée en France. Un 68, nous approcherions nous du Rhin ? Un jeune beur de nationalité française monte dans le car et j'entends au bout de quelques minutes une voix déjà familière lui expliquer que "musulmans, catholiques, notre religion c'est l'amour" et que par conséquent, il faut voter Bayrou. Ces gens là ne s'arrêtent donc jamais. Je finis pendant ce temps "Le paysan de Paris", pour me préparer à mon atterrissage dans la capitale, où je vais prendre une semaine de vacances chez mon amoureuse. J'ai encore beaucoup lu dans ce car, Aragon, Colette, je me remets doucement aux auteurs français, pour m'habituer... Dans ma tête, Brassens chante en boucle depuis des heures "Heureux qui comme Ulysse.Puis, un pont immense, milliers de tonnes d'acier majestueusement posées au dessus du Rhin, puis un petit panneau blanc cerclé de rouge, Strasbourg. Quelques étapes dans l'est français, vers 23 heures nous serons à Paris, et je laisserai derrière moi un petit fragment de ma vie, quelques mois dans une existence, mais qui risqueront de laisser des traces pour longtemps. Arrivé à la gare, une valise dans chaque main, j'aperçois Charline, elle m'attend. Enfin une raison d'être rentré chez moi.
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Ça fait, à l'heure qu'il est, un sacré moment que j'ai quitté la Russie, j'ai pas été du tout à l'heure dans l'écriture de ce dernier chapitre, ce qui fait naturellement que la chronologie et la nature des événements qui se sont passés durant ma dernière semaine là-bas me sont pas mal sortis de la tête... je fais avec ce qu'il me reste.
En russe, spoutnik signifie "compagnon de voyage"
Le temps a passé très vite après mon passage à Saint-Pétersbourg. Dix jours après ce week-end-là, j'ai dû faire mes adieux à Moscou, et à tous les gens que j'y ai rencontrés. Sur les onze étrangers présents à l'école, nous étions huit à devoir partir dans la semaine suivante, ne laissant ici que Regina, Alex et Anastasia. Une ambiance de fin de règne flottait sur le groupe, et ces jours ont été ceux des dernières fois. Derniers cours, dernières ballades, dernières soirées, derniers repas, dernière poussée de fièvre m'ôtant la possibilité d'une dernière cuite, derniers flocons... Nous avons passé nos soirées entières les uns chez les autres, profitant des derniers instants à passer ensemble, sachant pour la plupart d'entre nous que nous ne reverrions probablement plus. Autant dire que j'ai eu sacrement le blues sur ces jours-ci. Les retours sont toujours tellement étranges, posant dilemmes, nous coinçant entre la joie de rentrer chez soi et la tristesse de laisser derrière nous des lieux et des personnes que l'on a rencontrés, apprivoisés, aimés, que l'on s'est appropriés et qu'on doit laisser derrière nous définitivement. Dieu que cette phrase est magnifique...
Je suis repassé quelques fois chez Fanny et Fabienne, nous y avons même une fois fait un petit repas à la française : il me restait dans mon sac un dernier bloc de foie gras, et la mère de Fanny avait laissé en repartant un bouteille de vin de la cave de son restaurant, un Bordeaux de 1986... Après plusieurs mois aux patates arrosées de ces infâmes bières russes, je n'osais même plus penser pouvoir faire un tel repas au cœur de cet empire de l'anti-gastronomie qu'est Moscou. Un as du couteau caucasien voisin des filles nous a même sauvé la mise quand le bouchon, friable au possible, a failli tomber au fond du goulot, ce qui aurait sonné la fin de notre petite réception de début d'après midi. Je commençais à jalouser sincèrement ces deux lyonnaises, d'autant que Fanny m'a parlé de sa tristesse de ne plus rester que quatre mois par ici. Je resterais bien encore un peu moi aussi ! Mais comme Fab m'a promis qu'elle aurait une chambre d'ami quand elle se sera définitivement installée dans un duplex rue Maroceïka, ça m'a pas mal consolé. Par contre, j'ignore si elle me laissera conduire son 4x4 Lexus...
A l'obchégitié, nous avons redoublé d'ardeur et d'assiduité, afin de voir tous ensemble jusqu'au dernier épisode de la dernière saison de Friends, toujours entassés à huit sur un canapé face au minuscule écran de mon ordinateur. Le dernier vendredi soir, nous avons passé la soirée dans la chambre de Linne, à jouer aux cartes, au jeu des post-it, à fumer comme des pompiers et à regarder la neige... Le lendemain matin, je me suis réveillé avec un mal de crâne à se fusiller et l'estomac dans un état lamentable, en pestant contre cette infâme gueule de bois qui nous fait toujours regretter la bonne soirée qu'on a passé la veille. En attrapant la bassine spécialement cachée sous mon lit pour les réveils douloureux, les fois où je passerai la nuit dehors en compagnie de Russes (qui sont fourbes et redoutables) je me suis souvenu que durant la soirée je n'avais bu en tout et pour tout qu'une bière... J'ai le front brûlant... J'aurai du me douter que quelque chose viendrait gâcher mon dernier week-end, je me retrouvais dans l'impossibilité de me prendre une dernière cuite moscovite ! Le sort est parfois cruel avec les innocents et les cœurs purs. Coup de chance, tout le monde étant sur les genoux (après trois mois moscovites sans vacances et avec le rythme qu'on avait, je ne trouve rien d'étonnant là dedans) il a été décidé qu'on passerait la soirée à la maison autour d'un bon gueuleton à faire des jeux stupides mais pas fatigants. J'étais soulagé de ne pas louper ça, même si la perspective de les voir s'en envoyer plein la paillasse en mangeant de mon côté un concombre sans sauce ne m'enchantait guère, surtout sachant que Simon préparait ses légendaires pâtes à la crème de crevette, pour lesquelles je n'hésiterais pas à vendre mes propres parents... La première difficulté fut de ne pas trop vomir en regardant les autres cuisiner (c'est fou comme les mets les plus délicats prennent un autre aspect quand notre tube digestif est en grève), épreuve que je passais avec brio. La seconde de rester éveillé durant la soirée... au cours du repas je repris de l'assurance, engloutissant même goulûment treize grammes de pâtes aux crevettes, quantité suffisante pour que j'arriva à satiété. Même Fabienne et Fanny furent de la partie, restant jusqu'à onze heures, s'apprêtant à braver les diéjournas qui ont la sale habitude de fermer leur obchaga . Si elles reviennent un jour vivantes de la Sainte Russie, on vous fera des pâtes à la Simon, il m'a refilé quelques tuyaux. La soirée fut exquise, bien que courte, nous fumes tous au lit à deux heures du matin, majoritairement sobre, à part Simon et Alex qui ne tiennent pas aussi bien qu'ils ne le prétendent face aux boissons locales.
Le lundi matin, veille du départ, je sortais après maintes pérégrinations de l'ambassade de Biélorussie avec un visa de transit ressemblant à s'y méprendre à un vrai, payé en dollars (la caissière de l'ambassade m'a remboursé en roubles, comme elle s'est plantée dans les taux, j'ai même eu droit à une petite ristourne). Etant en plein Kitaï Gorod (ce que je peux adorer ce quartier, Fabienne a vraiment intérêt à vite revenir ici quand elle aura fini ses études de traduction), proche du centre, je ne résistai pas à la tentation d'aller faire un dernier tour sur la Place Rouge, dire au revoir à ses merveilles et aux miliciens qui les protègent. Le temps s'était plutôt rafraîchi, et des nuages cachaient l'épaisse couche de pollution qui sépare les Moscovites du ciel... Les premiers flocons se sont mis à tomber lorsque, longeant la façade sud du Goum, j'entrai sur cette carte postale qu'est la Place Rouge. Remerciant Alain Gillot-Pétré pour la parfaite synchronisation des éléments, j'évitai des touristes français (sale engeance !) qui cherchaient leur chemin à l'entrée de la place. Bordel ! Que tout cela va me manquer... Je fis mes adieux à Saint Basile, au Kremlin, puis remontant vers le nord, au Manège, à Tvierskaïa... Je montai dans le premier métro, me dépêchant pour arriver à l'heure à mon dernier cours. Le soir, je me décidai à commencer à empaqueter mes valises, toute tentatives précédentes ayant été avortées par des "Ne remet pas à demain ce que tu peux faire après-demain" dus à mon absence totale d'envie de partir. Pour tout dire, j'avais en tout et pour tout décroché les affiches de propagande soviétique qui ornaient mes murs... Mardi matin, je bouclai tout ça avant de prendre une dernière fois le chemin de l'école, pour manger une dernière fois dans la cantine (et y ingurgiter une dernière fois un plat servi une fois par semaine que personne n'a jamais su identifier, au goût oscillant entre le boeuf, le poisson blanc et le poulet) remplir les derniers papiers dans le bureau de Tania et dire au revoir à tout le monde. Pas bien faciles les adieux... Le plus remarquable fut sans doute Igor, mon prof de jonglage qui me dit en me quittant : "Martin, quand tu jongleras en France, n'oublies jamais ce que je t'ai dit à propos de la position de ton poignet droit". Les autres ont été moins solennels, je ne sais pas combien de personnes j'ai serré dans mes bras cet après-midi là... Russes, Danoises, Arméniens, Biélorusses, Suédoises, Espagnols, Grecs et Ukrainiens m'ont souhaité bon voyage après de longues accolades à la limite de la larmoyance. En refermant la lourde porte de l'école, j'avais l'estomac dans la gorge et le coeur dans les talons. J'ai rejoint ma chambre, ou Fabienne est vite arrivée pour m'embarquer jusqu'à la gare. Ma voisine Nastia, la plus belle Russe du monde, est venue me dire au revoir lorsque je fermai à clef la porte de ma chambre, et ma guitare sur le dos et une valise dans chaque main (et une autre dans les bras de Fabienne) je me suis résolu à m'en aller. Le voyage jusqu'à la gare fut sans histoire, juste l'occasion de finir mon dernier abonnement de métro, et on arriva à la gare avec pas mal d'avance.
J'avais réservé mon billet de car à l'avance, mais connaissant les fourberies de l'administration locale, je pensais qu'arriver à l'heure serait un risque inutile... J'ai bien fait. Dernier passage au guichet "Vous payerez les 4125 Roubles au chauffeur, le départ se fait de l'autre côté de la gare". Il faut bien dix minutes pour contourner la gare, et dix de plus pour trouver le bon car. Quand je lui donne mes valises, le chauffeur me dit qu'il faudra ajouter un supplément "bagages" au 125 euros du billet. 125 euros ? "On paye toujours en euros sur cette ligne Monsieur, nous ne pouvons pas recevoir les roubles". Je commence à vouloir gueuler, mais quand je suis énervé je parle encore moins russe qu'en temps normal, alors Fabienne prend le relais, alternant un sourire triste et des yeux de faon orphelin à des tirades bien senties dans le plus pur style "Moscovite libérée sûre de ses droits", arrivant à convaincre le chauffeur de me prendre malgré tout. A cause du supplément, je me vois obligé de lui taper 500 roubles avant de lui faire mes ultimes adieux, de la remercier dix fois pour toutes les fois où elle m'a sauvé la mise et de monter dans le car, en compagnie de ces chauffeurs qui deux minutes plus tôt étaient prêts à me laisser sur le quai... Nous sommes partis, une neige mouillée dégringole d'un ciel aussi gris qu'un HLM soviétique, mais je profite tout de même du paysage, admirant Moscou, et son centre magnifique, puis le deuxième boulevard de ceinture qui nous fait passer dans ma rue avant de quitter la ville par l'autoroute.
Le car est beaucoup moins agréable qu'à l'aller, c'est un bête car, où l'on s'assoit inconfortablement, avec une barre au milieu du dos et les genoux sous le menton... Nous sommes assez nombreux dans le car, beaucoup plus qu'à l'aller, pas de place pour s'allonger, pas de samovar, pas de coin fumeur non plus, et les toilettes sont bouchées et sentent jusqu'à l'avant du car. Nous nous arrêtons juste avant le coucher du soleil le long d'une rivière où sont entreposées à la file une dizaines de petites baraques en bois où d'authentiques pêcheurs vendent leurs prises ; poissons frais de huit kilos ou poissons séchés aux allures de monstres marins, alevins macérant dans des bocaux... On a dû quitter Moscou depuis belle lurette pour tomber dans un tel endroit ! Après un passage aux toilettes publiques (celles du car sont définitivement hors d'usage, ce qui est fâcheux quand on entreprend un périple d'une cinquantaine d'heures) nous repartons sur la route de plus en plus cabossée qui va droit vers Minsk. Au milieu de la nuit, avant d'entrer au Bélarus, nous changeons de car entre deux entrepôts plantés en rase campagne. Le car est sensiblement le même, en plus confortable (toujours les genoux sous le menton, les autocars ne sont pas conçus pour des types avec des jambes de 1,20 m) avec des vrais toilettes qui sentent le Monsieur Propre fraîcheur printanière et deux nouveaux chauffeurs biélorusses à la mine avenante qui eux n'ont pas l'air d'avoir mangé leur mère au petit déjeuner. Il y a du mieux... Nous atteignons Minsk vers 6h du matin, et le car se remplit intégralement d'authentiques Biélorusses (Bélarussiens?). Je sors griller quelques clopes, mais mon pull ne me permet pas de rester bien longtemps sous la neige qui tombe à gros flocons, par huit degrés de froid. En rentrant dans le car, je lâche bruyamment qu'on se gèle le cul dans ce pays, et une voix me répond derrière moi que j'ai mal choisi ma destination si je ne supporte pas un petit moins huit. Ah, un français, j'ai tellement pris l'habitude de jurer à voix haute que je n'ai pas pensé que je pourrais ne pas être le seul français dans ce bus. En fait, sur la quarantaine de passagers, nous sommes deux, nos compatriotes ayant généralement les moyens de se payer un billet d'avion, ce qui n'est pas le cas des autochtones. Bien que français, mon voisin de rangée m'a tout de même l'air sympathique. Sa barbe bien taillée et sa chemise canadienne rangée dans son pantalon me font tout de suite penser à quelque séminariste en voyage initiatique. Il sort de son sac plusieurs ouvrages de théologie et s'attelle à une lecture scrupuleuse d'un livre de l'ancien testament, en soulignant au crayon à papier les passages intéressants. Bingo. Bien que croyant, lecteur averti et portant une chemise à carreaux rouge et marron, mon spoutnik est marié à une Biélorusse (donc statistiquement orthodoxe), et ses références à la sainte Église romaine me font savoir qu'il est catholique. Il n'est donc pas religieux, mais on n'est pas passé loin. Pendant que le chauffeur nous explique que nous arriverons à Paris aux alentours de minuit (comment ça minuit ? Il faudra prévenir Charline, je devais arriver en pleine après midi), mon compagnon -dont j'ai oublié le nom- m'explique d'une manière logique et implacable que croire en Dieu signifie voter Bayrou dès le premier tour, car il est le candidat de l'amour qui mettra fin à toutes ces guerres politiques responsables de la délinquance, du chômage, de la chute de niveau à l'école et de la grippe aviaire. Logique, oui. En attendant, il faudra trouver un moyen de dire à Charline de ne pas venir me chercher en RER, je ne veux pas qu'elle passe sa nuit à m'attendre dans une gare routière sordide à une heure et demi de chez elle.
Après avoir traversé villes et campagnes où fleure encore bon la péréstroïka, nous arrivons vers cet endroit toujours plus difficile à passer dans un sens que dans l'autre : la frontière Bélarusso-Polonaise, frontière entre le territoire "Russe" qui pour les passeports et visas contient encore le Bélarus et "l'Europe", cet espace rempli de dégénérés, de MST et de pédérastes. Autant mon camarade et moi, seuls Européens du car, passons cette ligne comme une lettre à la poste dont on est content de se débarrasser (une fois de plus j'enlève mes lunettes une demi-douzaine de fois pour ressembler à ma photo sur le passeport), autant nos amis slaves ont quelques difficultés : les Européens voient d'un mauvais œil l'arrivée des ces Slaves, venus des froides contrées où règnent l'alcool, la mafia, la main d'oeuvre bon marché et les prostituées de luxe. On peut humer ici une bonne vieille odeur de rideau de fer... Deux bonnes heures pour vérifier quelques passeports, deux de plus avant que les résidents des provinces caucasiennes ne récupèrent les leurs, deux ou trois minutes pour fouiller une centaine de valises. Une fois de plus, les plus bronzés sont fouillés tandis que les autres gardent les mains dans leurs poches... Ah, l'Europe ! Les températures s'adoucissent en Pologne, même si la nuit est déjà tombée lorsque nous nous y arrêtons pour nous dégourdir les jambes, faire craquer nos vertèbres, fumer treize clopes en vingt-cinq minutes et nous réapprovisionner en sandwichs... A la frontière allemande, mon compatriote (mais comment s'appelait-il ?) et moi sommes de nouveau chouchoutés, les Slaves et les bronzés de nouveau fouillés, inspectés, suspectés... Un Turc qui faisait le voyage avec nous (que Diable un Turc fait-il dans ce véhicule ?) se fait retenir plusieurs fois, évidemment. Puis, quand le soleil monte, nous réalisons que nous sommes passés des moins sept d'un hiver slave tardif au vingt-huit degrés d'un précoce été germanique en une vingtaine d'heures. Nous tombons les vestes, retirons nos godasses pour profiter d'une pelouse d'aire d'autoroute, retirons nos sweat-shirt, nous épongeons le front en nous regrettant déjà les rigueurs de l'hiver que nous venons de traverser. "Jamais content, hein ?" me lance mon pieux partenaire. D'une cabine téléphonique, je joins Charline, ma Pénélope, lui demandant de trouver quelqu'un pour me récupérer à la gare, car vu le retard que nous avons pris aux frontières, il n'y aura plus un seul RER à mon arrivée à Paris. Elle appelle en urgence mon parrain, seul parisien propriétaire d'une voiture de ma connaissance, qui oublie finalement de la rappeler...
Nous doublons pour la première fois une voiture immatriculée en France. Un 68, nous approcherions nous du Rhin ? Un jeune beur de nationalité française monte dans le car et j'entends au bout de quelques minutes une voix déjà familière lui expliquer que "musulmans, catholiques, notre religion c'est l'amour" et que par conséquent, il faut voter Bayrou. Ces gens là ne s'arrêtent donc jamais. Je finis pendant ce temps "Le paysan de Paris", pour me préparer à mon atterrissage dans la capitale, où je vais prendre une semaine de vacances chez mon amoureuse. J'ai encore beaucoup lu dans ce car, Aragon, Colette, je me remets doucement aux auteurs français, pour m'habituer... Dans ma tête, Brassens chante en boucle depuis des heures "Heureux qui comme Ulysse.Puis, un pont immense, milliers de tonnes d'acier majestueusement posées au dessus du Rhin, puis un petit panneau blanc cerclé de rouge, Strasbourg. Quelques étapes dans l'est français, vers 23 heures nous serons à Paris, et je laisserai derrière moi un petit fragment de ma vie, quelques mois dans une existence, mais qui risqueront de laisser des traces pour longtemps. Arrivé à la gare, une valise dans chaque main, j'aperçois Charline, elle m'attend. Enfin une raison d'être rentré chez moi.
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