TOME 7 : Les fois ou ça se passe moins bien
Lettre du 27 novembre 2006
Il est à noter que ce chapitre a été entièrement écrit sous l'emprise de la fièvre et d'une migraine à vous faire sortir les yeux des orbites (le droit en particulier).
Soyons honnêtes, si j'ai souvent tendance à répéter que tout se passe bien, il arrive parfois que mon optimisme se laisse aller à disparaître en certaines circonstances. Après ces derniers jours, je dirai que tout se passe "majoritairement" bien, que tout baigne "pour l'essentiel". Mais il se pourrait effectivement que ma légendaire bonne humeur permanente ait été légèrement entachée, suite à différentes péripéties survenues dernièrement. Par exemple, en ce jeudi après-midi, j'enchaîne mon quatrième jour sans école, car une sorte de grippe me maintient à un niveau de fièvre assez honorable. Hier soir, j'ai pensé à rentrer juste une soirée sur la Croix-Rousse, pour me vautrer sur le canapé et boire du chocolat chaud en lisant des Calvin & Hobbes. A ce propos, j'échange mon âme contre une cheminée, affaire à saisir... Comme ce genre de projet est d'une certaine complexité sur le plan logistique, il faut bien trouver autre chose, alors on s'improvise des soirées que je pourrais qualifier de "famille" avec les voisins. Chacun fait la cuisine pour tout le monde, on ne se bat pas pour faire la vaisselle, on ingurgite des quantités industrielles de thé brûlant et l’on discute des heures durant en se mélangeant les pinceaux entre l'Anglais, l'Espagnol, le Français, le Russe et le Néo-Esperanto-Yaourt à cause de la vodka qu'on met de temps en temps dans le thé au miel. Ajoutons à cela que tous mes dimanche-soir (moment particulièrement délicat à passer seul) se déroulent chez Fab, Fanny et Juan, îlot rassurant de Lyonnais égarés dans cette ville de tarés bolcheviques.
Disons que je vous expliquerai ça demain matin.
Depuis quelques jours, l'éternelle angoisse de la blessure avait commencé à reprendre forme. Non que j'aie pris quelques gamelles où que mes genoux soient de nouveaux douloureux (une bonne nouvelle : je fais de l'acrobatie tous les jours depuis un mois et mes genoux tiennent bon), mais Lisa s'est déchiré les abdominaux sur le trapèze il y a quelques jours, et va devoir réduire ses activités à peu de choses pour le mois qui vient. Alors évidemment en voyant les autres assis sur les bancs la moitié de la journée parce qu'une blessure les cloue au sol, j'ai vite repensé à tout le temps que j'ai passé à Lomme et à Lyon à regarder les autres bosser tandis que mes genoux m'interdisaient danse et acrobatie et me forçaient la plupart du temps à jongler assis. C'est vrai que la blessure est quelque chose de systématique chez les Circassiens (instant vocabulaire : Circassien ça veut dire artiste de cirque, même si ça désigne aussi les habitants d'une ex-province soviétique entre l'Ingouchie et l'Arménie), comme chez les sportifs, tout le monde ou presque y est confronté. Ce sont vraiment des moments difficiles, quand on voudrait travailler mais qu'on ne le peut pas... Disons-le, on s'emmerde ! Il faut apprendre à vivre avec, "de la contrainte naît la créativité" dit-on. Essayez de traduire ça en anglais pour voir. J'ai de plus une certaine capacité à me faire mal de manière inattendue, comme la fois où je me suis luxé une épaule en jonglant à trois balles... Mais après une semaine de repos forcé, je pense que je suis de nouveau d'attaque, et en pleine forme. Les blessures dépendent plus de la forme physique que des risques qu'on prend, et je suis frais comme un gardon pour le mois qui me sépare des vacances. N'y pensons plus, croisons les doigts !
Il s'est ensuite passé samedi dernier un événement auquel j'aurais
préféré ne pas assister. Après une visite du musée d'art du XXè siècle près du musée Pouchkine (musée magnifique, ils possèdent des toiles de tous les grands peintres Européens et Russes, de Van Gogh à Picasso en passant par Manet, Monet, Chagall, Buffet, Léger et d'autres Russes dont j'ai oublié le nom), nous étions partis au bar chouchou de Fab, Juan et Fanny : le FAQ. Ce bar est effectivement un endroit extrêmement sympathique, situé à trois cents mètres de la Place Rouge, et évidemment souterrain. Nous y passâmes une soirée excellente quoique onéreuse (dans les parages de la Place Rouge, les prix sont assez élevés, moins que sur la Croix-Rousse, mais... considérant que nous avons passé sept heures consécutives accoudés au bar en ingurgitant cocktail sur cocktail, on peut somme toute considérer la note comme dérisoire comparée à notre consommation). Mais il se passait ce même soir à Grenoble une fête où tous mes amis étaient réunis, et j'avais décidé qu'il n'y avait pas de raison qu'ils s'amusent toute la nuit et pas moi. Alors disons que ce fut une très, très bonne soirée.
Sur le chemin du retour nous étions trois (Lisa, Paula et moi), passablement gris, nous avons commencé à danser comme des mauvais Fred Astaire tout en chantant des refrains de toutes les comédies musicales de notre répertoire (il paraît que je suis le dernier des incultes de n'avoir pas vu "Annie") sans trop nous soucier d'où nous mettions les pieds. Nous avons commencé à traverser la large rue pour rejoindre le pont de Bieloruskaïa afin de prendre la perspective Léningrad et rentrer chez nous quand le feu des voitures est passé au vert. Ici, qu'il y ait des piétons où non, si le feu passe au vert, les automobilistes foncent comme des fous. J'ai toujours pensé qu'un volant à la main, le plus adorable des hommes est capable de se transformer en un vorace prédateur, dont les proies ont deux pieds ou deux roues... En courant comme des dératés un jour de finale des Jeux Olympiques, nous évitâmes de justesse la marée de connards qui se jetait sur nous. Grosse frousse, les voitures nous frôlaient, et nous arrivâmes sur le trottoir dans un immense soulagement. À peine avions nous fait trois pas que Paula s'arrêta sur place, suivie par Lisa. Elles regardaient fixement la route, et immanquablement j'ai regardé dans la même direction. "Rentrons à la maison. Ne restons pas là". Nous venions tous de dessaouler instantanément à la vision du peu de choses qui restaient d'un homme qui venait de se faire écraser dans la rue perpendiculaire. Quelques miliciens se tenaient droits devant lui, debout au milieu de la route, une voiture barrant la file de cette quatre-voies. Comme les Russes font leur service militaire - très jeunes - dans la milice, je suppose que certains des types en uniforme face à ce cadavre inhumain - pas même couvert d'un drap - ne devaient pas avoir plus de dix-sept ans. Nous sommes rentrés bras-dessus bras-dessous, sans trop parler, chacun ruminant ses propres pensées et lâchant des morceaux de phrase de temps en temps. "Dommage, c'était vraiment une bonne soirée...". En rentrant, plus personne ne voulait dormir alors nous nous sommes assis dans ma chambre, pour faire un dernier thé, discuter un peu de tout ça. Je pense que nous étions en état de choc, après la violence de la scène que nous avions vue, alors que nous venions tous d'éviter un flot de voitures, le tout avec le cerveau un peu brumeux... Nous nous sommes souhaités bonne nuit une dizaine de fois, et elles ont rejoint leur chambre. J'ai alors appelé chez Noémie, où se déroulait la grande soirée et où j'étais sûr de trouver des amis debout (il était un peu plus de cinq heures du matin à Moscou, soit trois heures en France, ils ne dormaient sûrement pas). A la première sonnerie c'est Pierrot, mon petit Péjé qui a répondu. J'ai déballé tous les événements de la soirée en une phrase de cinq minutes (sans respirer), et il m'a fait répéter du début pour comprendre ce que j'essayais de lui dire. Je dois rappeler qu'à cet instant mon cerveau trempait dans un savant mélange de Cuba Libre et de Bloody Mary... Il a été adorable, et malgré les visions qui occupaient mon esprit, j'ai finalement réussi à m'endormir peu après six heures. Au lever le lendemain, j'allais mieux, j'étais plus clair, moins touché, un peu serein... J'ai croisé Paula et Lisa, nous avions tous fini par bien dormir malgré tout. Par contre nous avons pu constater ensemble que le fait de dessaouler en une seconde le soir n'empêche en rien la gueule de bois le lendemain.
Ça aurait au moins été ça de pris, et bien non... Loupé !
La dernière guigne en date n'est toujours pas terminée, et porte un nom effrayant : Epidémie. Rien qu'à entendre ce mot, on en tremble ! C'est rien, c'est la fièvre. N'ayant pas de thermomètre ici à Moscou, je n'ai pas pu homologuer mes scores de température, mais je pense avoir atteint un niveau honorable. Chaud, froid, tremblements compulsifs, spasmes, hallucinations et délires semi éveillés, je rencontre généralement tous ces symptômes à la fois après trente-neuf degrés. Je résiste mal à la fièvre... Il y a quelque chose dans l'air, il faut dire qu'il fait humide depuis quelques jours, et la température a remonté juste en dessous de zéro, les bactéries et microbes peuvent donc pulluler à foison. J'ai donc passé trois jours de suées froides dans mon lit, avec la gorge en feu, tandis qu'Alex a loupé deux jours pour les mêmes causes, tout comme Lisa. Tout a commencé lundi, quand je suis arrivé en cours accompagné d'une gentille migraine, cette douce sensation de manque de place. C'était comme si mon cerveau essayait insidieusement de sortir de ma boîte crânienne devenue trop petite. J'ai cru à plusieurs reprises que mon oeil droit allait finir par être expulsé de son orbite, c'est désagréable comme sensation... La première heure de cours (cours de Russe) fût un peu bancale, mais je tins bon. J'enchaînai ensuite sur la danse classique, avec Larissa, mon antique professeur âgée de soixante-quinze ans, mais débordante d'énergie et encore bonne danseuse. C'est la plus adorable des enseignantes que j'ai pu avoir, elle nous encourage en permanence et nous offre toujours des gâteaux, des Pirojkis ou des bonbons à la fin des cours. Je pense pouvoir affirmer sans trembler que Lisa et moi sommes de loin ses chouchous! Après presque quarante minutes de cours passés à m'emmêler les pinceaux en essayant de copier sur Lisa (nous sommes deux dans ce cours) je commence à me décourager quelque peu... Larissa fini par remarquer que ça ne marchait pas aussi bien que les dernières fois, et se rendant compte de ma fièvre me mit dehors après m'avoir rempli les poches de bonbons. "Rentre chez toi tout de suite ! Qu'est ce qui t'est passé par la tête pour que tu viennes aujourd'hui ? Regarde-toi, tu es tout blanc et tu trembles comme une feuille !". Diable, elle a raison, je commence à ne plus être très frais ! Je rentre en vitesse chez moi, prépare un tas de couvertures et me couche aux alentours de seize heures trente. Vers dix heures et minuit, deux coups de téléphone me réveillent : ma mère et ma Charline. D'un côté, je suis content de les entendre, il est toujours désagréable d'être malade loin de chez soi (non qu'il soit agréable de l'être à la maison, mais disons que c'est pire quand on est loin) mais j'ai beaucoup de mal à les suivre, et à leur répondre de manière logique et intelligible. Les deux fois, j'écourte la conversation, tout en essayant de les rassurer sur ma santé. Pas facile, j'ai déliré toute l'après-midi, et tenir une conversation était au dessus de mes forces. S'ensuit une nouvelle journée du même tonneau après une nuit agitée. Sauf qu'à dix heures du matin, j'apprends que je m'en sors assez bien. Dans un coup de téléphone affolé et quelque peu décousu de Fabienne, je comprends malgré la fièvre qui est en train de se surpasser (de me surpasser) que Juan a contracté la même saleté que moi, mais qu'il est à l'hôpital parce qu'une occupante de son Obchegitié quelque peu paranoïaque (et paraît-il schizophrène à ses heures perdues) a appelé une ambulance et fait interner Juan de force, chose possible dans les logements communs lorsque les gens craignent l'épidémie. Juan est enfermé au service des maladies infectieuses avec six autres malades dans sa chambre souffrant tous de différentes maladies contagieuses. C'est peut être le meilleur moyen d'attraper une maladie affreuse et incurable qui l'entraînera à une mort certaine, lente et douloureuse. Ces temps ci, la tuberculose fait des ravages, même si les chiffres sont passablement manipulés, il ne manquerait plus qu'il revienne avec ça ou une saloperie quelconque comme le typhus ou la dyphtérie! Ils ne veulent pas le libérer et Fab et Fanny n'ont pas le droit de le voir. Il semblerait que Juan soit un habitué des plans foireux, il a le mauvais œil et attire la guigne comme personne.
"Ah bon, mais il n'y a aucun moyen de le sortir ?
- Si, mais ils ont appelé l'Obchegitié, et il n'a pas le droit d'y retourner, la loi interdit aux gens qui sortent de l'hôpital de retourner dans les logements de ce type pendant une semaine !
- Ah... Il vous fait souvent des plans comme ça le Juan ? Bon, vous avez un plan d'évasion ?
- Ben on pensait le cacher chez toi quelques jours, puisque ta résidence n'est pas surveillée…
- J'ai toujours rêvé de cacher un clandestin sud-américain sous mon lit dans un pays de tarés héritiers de l'époque soviétique. Si ils le trouvent dans ma chambre après minuit ça va être le bordel ! Le week-end, personne n'est là pour surveiller, mais en semaine ils épient un peu les couloirs... Écoute j'arrive pas à penser, là, j'ai le cerveau au ralenti, j'ai sommeil, rappelle moi plus tard."
A ce moment je me rends compte que je m'en sors mieux que d'autres. Et je me rends aussi compte qu'il est précieux d'avoir des amies dans la chambre d'à côté : Paula et Lisa m'ont préparé des décoctions étranges, des soupes et du thé en rentrant de l'école. Ah qu'il est doux de se faire chouchouter... De leur côté, Fanny et Fab s'occupent de Juan. C'est fou comme les filles se transforment facilement en maman dans ce genre de situation, surtout que Lisa et Paula sont mes aînées de quelques années. J'aurais bien aimé avoir mon amoureuse ou ma vraie maman, mais ceci a tout de même fortement allégé le poids de la grippe. Alex commence à son tour à virer au blanc, à trembloter, mais comme il vit avec son amoureuse (Anastasia, si vous suivez depuis le début) il se retrouve très vite dans un petit cocon. Mardi (ou mercredi ?) j'ai des nouvelles de Juan : il sort mercredi et il faudrait qu'il dorme chez moi au moins une nuit. Une nuit, c'est chose faisable. L'ambassade n'a rien pu faire pour le laisser rentrer ? Ben non, rien. Qu'il vienne alors. Finalement, Fabienne et Fanny ont réussi à le ramener chez eux, en harcelant quelques médecins à ce que j'ai compris. J'aurais tellement voulu cacher un Mexicain hors-la-loi chez moi, on aurait pu jouer à l'immigration clandestine sur le Rio Grande ! Dommage...
Enfin, toujours est-il que cela fait cinq jours que je me gave d'aspirine (enfin, aujourd'hui j'ai arrêté pour voir) de thé au citron, de soupes et de toutes sortes de liquides à base d'eau chaude, et malgré la chute de la fièvre, je suis aussi peu dynamique qu'une endive cuite. En ce vendredi après midi j'ai tout de même réussi à assister aux spectacles des troisièmes années de l'école, et même à faire mes courses au Supermarché (un petit, hein, une Supérette !), donc malgré tout je reprends le cap. J'arrive a soutenir des conversations - en anglais de surcroît - sans décrocher toutes les cinq secondes, et je peux jongler sans que la vue des balles tournoyant sous mes yeux ne me donne le vertige. On est en bonne voie !
Le bon coté des choses est que ma gorge étant toujours douloureuse (de moins en moins, mais encore pas mal) je suis dans l'impossibilité physique de fumer, je n'ai pas touché à une cigarette depuis dimanche dernier. Cela dit, j'ai ingurgité treize kilos de M&M's en deux jours, mais j'essaye d'arrêter. Il semblerait que Juan n'a attrapé aucune maladie nosocomiale létale, et Alex n'est plus malade. J'ai décidé de faire attention en traversant les rues et je sais dire que ma gorge me fait mal, que j'ai la migraine et que j'ai de la fièvre dans la langue de Pouchkine. Que des bonnes nouvelles en fait !
Lettre du 27 novembre 2006
Bonne nouvelle. Mon cher papa ayant décidé d'assumer son rôle de père malgré les kilomètres, il devrait y avoir des versions sans fautes d'orthographe de mes trépidantes aventures. J'ai donc dorénavant un correcteur officiel et décoré des palmes académiques, donc digne de confiance. J'ai demandé toutefois qu'on ne touche pas à la concordance des temps sans mon autorisation.
Il est à noter que ce chapitre a été entièrement écrit sous l'emprise de la fièvre et d'une migraine à vous faire sortir les yeux des orbites (le droit en particulier).
Soyons honnêtes, si j'ai souvent tendance à répéter que tout se passe bien, il arrive parfois que mon optimisme se laisse aller à disparaître en certaines circonstances. Après ces derniers jours, je dirai que tout se passe "majoritairement" bien, que tout baigne "pour l'essentiel". Mais il se pourrait effectivement que ma légendaire bonne humeur permanente ait été légèrement entachée, suite à différentes péripéties survenues dernièrement. Par exemple, en ce jeudi après-midi, j'enchaîne mon quatrième jour sans école, car une sorte de grippe me maintient à un niveau de fièvre assez honorable. Hier soir, j'ai pensé à rentrer juste une soirée sur la Croix-Rousse, pour me vautrer sur le canapé et boire du chocolat chaud en lisant des Calvin & Hobbes. A ce propos, j'échange mon âme contre une cheminée, affaire à saisir... Comme ce genre de projet est d'une certaine complexité sur le plan logistique, il faut bien trouver autre chose, alors on s'improvise des soirées que je pourrais qualifier de "famille" avec les voisins. Chacun fait la cuisine pour tout le monde, on ne se bat pas pour faire la vaisselle, on ingurgite des quantités industrielles de thé brûlant et l’on discute des heures durant en se mélangeant les pinceaux entre l'Anglais, l'Espagnol, le Français, le Russe et le Néo-Esperanto-Yaourt à cause de la vodka qu'on met de temps en temps dans le thé au miel. Ajoutons à cela que tous mes dimanche-soir (moment particulièrement délicat à passer seul) se déroulent chez Fab, Fanny et Juan, îlot rassurant de Lyonnais égarés dans cette ville de tarés bolcheviques.
Disons que je vous expliquerai ça demain matin.
Depuis quelques jours, l'éternelle angoisse de la blessure avait commencé à reprendre forme. Non que j'aie pris quelques gamelles où que mes genoux soient de nouveaux douloureux (une bonne nouvelle : je fais de l'acrobatie tous les jours depuis un mois et mes genoux tiennent bon), mais Lisa s'est déchiré les abdominaux sur le trapèze il y a quelques jours, et va devoir réduire ses activités à peu de choses pour le mois qui vient. Alors évidemment en voyant les autres assis sur les bancs la moitié de la journée parce qu'une blessure les cloue au sol, j'ai vite repensé à tout le temps que j'ai passé à Lomme et à Lyon à regarder les autres bosser tandis que mes genoux m'interdisaient danse et acrobatie et me forçaient la plupart du temps à jongler assis. C'est vrai que la blessure est quelque chose de systématique chez les Circassiens (instant vocabulaire : Circassien ça veut dire artiste de cirque, même si ça désigne aussi les habitants d'une ex-province soviétique entre l'Ingouchie et l'Arménie), comme chez les sportifs, tout le monde ou presque y est confronté. Ce sont vraiment des moments difficiles, quand on voudrait travailler mais qu'on ne le peut pas... Disons-le, on s'emmerde ! Il faut apprendre à vivre avec, "de la contrainte naît la créativité" dit-on. Essayez de traduire ça en anglais pour voir. J'ai de plus une certaine capacité à me faire mal de manière inattendue, comme la fois où je me suis luxé une épaule en jonglant à trois balles... Mais après une semaine de repos forcé, je pense que je suis de nouveau d'attaque, et en pleine forme. Les blessures dépendent plus de la forme physique que des risques qu'on prend, et je suis frais comme un gardon pour le mois qui me sépare des vacances. N'y pensons plus, croisons les doigts !
Il s'est ensuite passé samedi dernier un événement auquel j'aurais
préféré ne pas assister. Après une visite du musée d'art du XXè siècle près du musée Pouchkine (musée magnifique, ils possèdent des toiles de tous les grands peintres Européens et Russes, de Van Gogh à Picasso en passant par Manet, Monet, Chagall, Buffet, Léger et d'autres Russes dont j'ai oublié le nom), nous étions partis au bar chouchou de Fab, Juan et Fanny : le FAQ. Ce bar est effectivement un endroit extrêmement sympathique, situé à trois cents mètres de la Place Rouge, et évidemment souterrain. Nous y passâmes une soirée excellente quoique onéreuse (dans les parages de la Place Rouge, les prix sont assez élevés, moins que sur la Croix-Rousse, mais... considérant que nous avons passé sept heures consécutives accoudés au bar en ingurgitant cocktail sur cocktail, on peut somme toute considérer la note comme dérisoire comparée à notre consommation). Mais il se passait ce même soir à Grenoble une fête où tous mes amis étaient réunis, et j'avais décidé qu'il n'y avait pas de raison qu'ils s'amusent toute la nuit et pas moi. Alors disons que ce fut une très, très bonne soirée.
Sur le chemin du retour nous étions trois (Lisa, Paula et moi), passablement gris, nous avons commencé à danser comme des mauvais Fred Astaire tout en chantant des refrains de toutes les comédies musicales de notre répertoire (il paraît que je suis le dernier des incultes de n'avoir pas vu "Annie") sans trop nous soucier d'où nous mettions les pieds. Nous avons commencé à traverser la large rue pour rejoindre le pont de Bieloruskaïa afin de prendre la perspective Léningrad et rentrer chez nous quand le feu des voitures est passé au vert. Ici, qu'il y ait des piétons où non, si le feu passe au vert, les automobilistes foncent comme des fous. J'ai toujours pensé qu'un volant à la main, le plus adorable des hommes est capable de se transformer en un vorace prédateur, dont les proies ont deux pieds ou deux roues... En courant comme des dératés un jour de finale des Jeux Olympiques, nous évitâmes de justesse la marée de connards qui se jetait sur nous. Grosse frousse, les voitures nous frôlaient, et nous arrivâmes sur le trottoir dans un immense soulagement. À peine avions nous fait trois pas que Paula s'arrêta sur place, suivie par Lisa. Elles regardaient fixement la route, et immanquablement j'ai regardé dans la même direction. "Rentrons à la maison. Ne restons pas là". Nous venions tous de dessaouler instantanément à la vision du peu de choses qui restaient d'un homme qui venait de se faire écraser dans la rue perpendiculaire. Quelques miliciens se tenaient droits devant lui, debout au milieu de la route, une voiture barrant la file de cette quatre-voies. Comme les Russes font leur service militaire - très jeunes - dans la milice, je suppose que certains des types en uniforme face à ce cadavre inhumain - pas même couvert d'un drap - ne devaient pas avoir plus de dix-sept ans. Nous sommes rentrés bras-dessus bras-dessous, sans trop parler, chacun ruminant ses propres pensées et lâchant des morceaux de phrase de temps en temps. "Dommage, c'était vraiment une bonne soirée...". En rentrant, plus personne ne voulait dormir alors nous nous sommes assis dans ma chambre, pour faire un dernier thé, discuter un peu de tout ça. Je pense que nous étions en état de choc, après la violence de la scène que nous avions vue, alors que nous venions tous d'éviter un flot de voitures, le tout avec le cerveau un peu brumeux... Nous nous sommes souhaités bonne nuit une dizaine de fois, et elles ont rejoint leur chambre. J'ai alors appelé chez Noémie, où se déroulait la grande soirée et où j'étais sûr de trouver des amis debout (il était un peu plus de cinq heures du matin à Moscou, soit trois heures en France, ils ne dormaient sûrement pas). A la première sonnerie c'est Pierrot, mon petit Péjé qui a répondu. J'ai déballé tous les événements de la soirée en une phrase de cinq minutes (sans respirer), et il m'a fait répéter du début pour comprendre ce que j'essayais de lui dire. Je dois rappeler qu'à cet instant mon cerveau trempait dans un savant mélange de Cuba Libre et de Bloody Mary... Il a été adorable, et malgré les visions qui occupaient mon esprit, j'ai finalement réussi à m'endormir peu après six heures. Au lever le lendemain, j'allais mieux, j'étais plus clair, moins touché, un peu serein... J'ai croisé Paula et Lisa, nous avions tous fini par bien dormir malgré tout. Par contre nous avons pu constater ensemble que le fait de dessaouler en une seconde le soir n'empêche en rien la gueule de bois le lendemain.
Ça aurait au moins été ça de pris, et bien non... Loupé !
La dernière guigne en date n'est toujours pas terminée, et porte un nom effrayant : Epidémie. Rien qu'à entendre ce mot, on en tremble ! C'est rien, c'est la fièvre. N'ayant pas de thermomètre ici à Moscou, je n'ai pas pu homologuer mes scores de température, mais je pense avoir atteint un niveau honorable. Chaud, froid, tremblements compulsifs, spasmes, hallucinations et délires semi éveillés, je rencontre généralement tous ces symptômes à la fois après trente-neuf degrés. Je résiste mal à la fièvre... Il y a quelque chose dans l'air, il faut dire qu'il fait humide depuis quelques jours, et la température a remonté juste en dessous de zéro, les bactéries et microbes peuvent donc pulluler à foison. J'ai donc passé trois jours de suées froides dans mon lit, avec la gorge en feu, tandis qu'Alex a loupé deux jours pour les mêmes causes, tout comme Lisa. Tout a commencé lundi, quand je suis arrivé en cours accompagné d'une gentille migraine, cette douce sensation de manque de place. C'était comme si mon cerveau essayait insidieusement de sortir de ma boîte crânienne devenue trop petite. J'ai cru à plusieurs reprises que mon oeil droit allait finir par être expulsé de son orbite, c'est désagréable comme sensation... La première heure de cours (cours de Russe) fût un peu bancale, mais je tins bon. J'enchaînai ensuite sur la danse classique, avec Larissa, mon antique professeur âgée de soixante-quinze ans, mais débordante d'énergie et encore bonne danseuse. C'est la plus adorable des enseignantes que j'ai pu avoir, elle nous encourage en permanence et nous offre toujours des gâteaux, des Pirojkis ou des bonbons à la fin des cours. Je pense pouvoir affirmer sans trembler que Lisa et moi sommes de loin ses chouchous! Après presque quarante minutes de cours passés à m'emmêler les pinceaux en essayant de copier sur Lisa (nous sommes deux dans ce cours) je commence à me décourager quelque peu... Larissa fini par remarquer que ça ne marchait pas aussi bien que les dernières fois, et se rendant compte de ma fièvre me mit dehors après m'avoir rempli les poches de bonbons. "Rentre chez toi tout de suite ! Qu'est ce qui t'est passé par la tête pour que tu viennes aujourd'hui ? Regarde-toi, tu es tout blanc et tu trembles comme une feuille !". Diable, elle a raison, je commence à ne plus être très frais ! Je rentre en vitesse chez moi, prépare un tas de couvertures et me couche aux alentours de seize heures trente. Vers dix heures et minuit, deux coups de téléphone me réveillent : ma mère et ma Charline. D'un côté, je suis content de les entendre, il est toujours désagréable d'être malade loin de chez soi (non qu'il soit agréable de l'être à la maison, mais disons que c'est pire quand on est loin) mais j'ai beaucoup de mal à les suivre, et à leur répondre de manière logique et intelligible. Les deux fois, j'écourte la conversation, tout en essayant de les rassurer sur ma santé. Pas facile, j'ai déliré toute l'après-midi, et tenir une conversation était au dessus de mes forces. S'ensuit une nouvelle journée du même tonneau après une nuit agitée. Sauf qu'à dix heures du matin, j'apprends que je m'en sors assez bien. Dans un coup de téléphone affolé et quelque peu décousu de Fabienne, je comprends malgré la fièvre qui est en train de se surpasser (de me surpasser) que Juan a contracté la même saleté que moi, mais qu'il est à l'hôpital parce qu'une occupante de son Obchegitié quelque peu paranoïaque (et paraît-il schizophrène à ses heures perdues) a appelé une ambulance et fait interner Juan de force, chose possible dans les logements communs lorsque les gens craignent l'épidémie. Juan est enfermé au service des maladies infectieuses avec six autres malades dans sa chambre souffrant tous de différentes maladies contagieuses. C'est peut être le meilleur moyen d'attraper une maladie affreuse et incurable qui l'entraînera à une mort certaine, lente et douloureuse. Ces temps ci, la tuberculose fait des ravages, même si les chiffres sont passablement manipulés, il ne manquerait plus qu'il revienne avec ça ou une saloperie quelconque comme le typhus ou la dyphtérie! Ils ne veulent pas le libérer et Fab et Fanny n'ont pas le droit de le voir. Il semblerait que Juan soit un habitué des plans foireux, il a le mauvais œil et attire la guigne comme personne.
"Ah bon, mais il n'y a aucun moyen de le sortir ?
- Si, mais ils ont appelé l'Obchegitié, et il n'a pas le droit d'y retourner, la loi interdit aux gens qui sortent de l'hôpital de retourner dans les logements de ce type pendant une semaine !
- Ah... Il vous fait souvent des plans comme ça le Juan ? Bon, vous avez un plan d'évasion ?
- Ben on pensait le cacher chez toi quelques jours, puisque ta résidence n'est pas surveillée…
- J'ai toujours rêvé de cacher un clandestin sud-américain sous mon lit dans un pays de tarés héritiers de l'époque soviétique. Si ils le trouvent dans ma chambre après minuit ça va être le bordel ! Le week-end, personne n'est là pour surveiller, mais en semaine ils épient un peu les couloirs... Écoute j'arrive pas à penser, là, j'ai le cerveau au ralenti, j'ai sommeil, rappelle moi plus tard."
A ce moment je me rends compte que je m'en sors mieux que d'autres. Et je me rends aussi compte qu'il est précieux d'avoir des amies dans la chambre d'à côté : Paula et Lisa m'ont préparé des décoctions étranges, des soupes et du thé en rentrant de l'école. Ah qu'il est doux de se faire chouchouter... De leur côté, Fanny et Fab s'occupent de Juan. C'est fou comme les filles se transforment facilement en maman dans ce genre de situation, surtout que Lisa et Paula sont mes aînées de quelques années. J'aurais bien aimé avoir mon amoureuse ou ma vraie maman, mais ceci a tout de même fortement allégé le poids de la grippe. Alex commence à son tour à virer au blanc, à trembloter, mais comme il vit avec son amoureuse (Anastasia, si vous suivez depuis le début) il se retrouve très vite dans un petit cocon. Mardi (ou mercredi ?) j'ai des nouvelles de Juan : il sort mercredi et il faudrait qu'il dorme chez moi au moins une nuit. Une nuit, c'est chose faisable. L'ambassade n'a rien pu faire pour le laisser rentrer ? Ben non, rien. Qu'il vienne alors. Finalement, Fabienne et Fanny ont réussi à le ramener chez eux, en harcelant quelques médecins à ce que j'ai compris. J'aurais tellement voulu cacher un Mexicain hors-la-loi chez moi, on aurait pu jouer à l'immigration clandestine sur le Rio Grande ! Dommage...
Enfin, toujours est-il que cela fait cinq jours que je me gave d'aspirine (enfin, aujourd'hui j'ai arrêté pour voir) de thé au citron, de soupes et de toutes sortes de liquides à base d'eau chaude, et malgré la chute de la fièvre, je suis aussi peu dynamique qu'une endive cuite. En ce vendredi après midi j'ai tout de même réussi à assister aux spectacles des troisièmes années de l'école, et même à faire mes courses au Supermarché (un petit, hein, une Supérette !), donc malgré tout je reprends le cap. J'arrive a soutenir des conversations - en anglais de surcroît - sans décrocher toutes les cinq secondes, et je peux jongler sans que la vue des balles tournoyant sous mes yeux ne me donne le vertige. On est en bonne voie !
Le bon coté des choses est que ma gorge étant toujours douloureuse (de moins en moins, mais encore pas mal) je suis dans l'impossibilité physique de fumer, je n'ai pas touché à une cigarette depuis dimanche dernier. Cela dit, j'ai ingurgité treize kilos de M&M's en deux jours, mais j'essaye d'arrêter. Il semblerait que Juan n'a attrapé aucune maladie nosocomiale létale, et Alex n'est plus malade. J'ai décidé de faire attention en traversant les rues et je sais dire que ma gorge me fait mal, que j'ai la migraine et que j'ai de la fièvre dans la langue de Pouchkine. Que des bonnes nouvelles en fait !
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